dimanche 22 mai 2011

La Bayadère

Comme tous les dimanches, Gwen nous propose son atelier d'écriture. Aujourd'hui, il fallait décrire un magasin, en utilisant des mots imposés (en gras dans le texte).


La Bayadère

La petite boutique faisait face à l'océan Atlantique. Encore quelques années et les flots tumultueux attaquant le littoral auraient raison des derniers rochers qui protégeaient le village. D'ailleurs, la plupart des habitants l'avaient anticipé et étaient partis vivre dans une région moins hostile. Bientôt, le réchauffement climatique aidant, ce petit lopin de terre se retrouverait sous l'eau et les anémones de mer iraient tutoyer les anciennes maisons. Oui, ce petit coin de paradis était voué à la destruction... En attendant, La Bayadère se dressait toujours, fière, face aux embruns et servait de repère aux quelques habitants qui restaient encore sur l'île. Lors des grandes marées, ils partaient à la pêche à pied et rapportaient leurs prises pour le repas de midi : les coques et les bigorneaux faisaient la joie des îliens et étaient promesses de réjouissances communes. Les enfants accompagnaient volontiers leurs mères sur la grève, car chaque grande marée était pour eux l'occasion d'élargir leur horizon. Ils avaient alors exceptionnellement le droit de manquer l'école, la nature sauvage de l'île ayant tout autant à leur apprendre que leur maître. Ils barbotaient alors dans les trous des rochers, à la recherche de petits crabes, d'étoiles de mer ou de petits poissons qui n'avaient pas rejoint l'océan à temps. Bien entendu, ils en trouvaient rarement, mais ce qui les rapprochait alors n'était pas dans ce qu'ils ramassaient, mais bien dans le temps qu'ils passaient ensemble à courir dans les rochers. Ils savaient qu'ils devaient être très attentifs aux courants et à la montée des eaux. L'un d'eux, l'année précédente, avait failli périr noyé, emporté par une vague. Heureusement, les sorties se faisaient toujours en groupe, et cette fois-là, le petit Josué s'en était sorti à bon compte.
Après la pêche, les mères rentraient au village et la plupart s'arrêtaient à La Bayadère pour s'y réchauffer. Ce petit magasin semblait bien étrange à tous, sur l'île. Il avait l'air de ne pas être à sa place, comme importé là par erreur. Et pourtant, sans trop que l'on sache pourquoi, chacun avait fini par y avoir ses habitudes. La Bayadère était au départ une petite épicerie. Elle ne portait pas ce nom-là, à l'époque, bien sûr. Son propriétaire avait, à cause de son caractère lunatique et acariâtre, fini par se mettre toute la population de l'île à dos. Il était allé, lui aussi, tenter sa chance sur le continent. De toute façon, son commerce n'était pas rentable et ne lui permettait pas de vivre décemment. Il l'avait vendu pour une bouchée de pain à un jeune Indien arrivé là un peu par hasard, en suivant une femme qui rentrait dans son île natale après un voyage en Asie. Il était arrivé là, avait découvert cette nature sauvage et rude, et malgré le climat auquel il n'était pas du tout habitué, n'avait plus voulu quitter l'endroit. L'amour rend capable de beaucoup de sacrifices ! La jeune femme avait quitté l'île, mais lui était resté et avait transformé l'épicerie en magasin de thé. Une incongruité sur une telle terre ! Mais le thé était la passion de Mohinder : il en connaissait toutes les variétés, toutes les nuances, tous les parfums. Ce jeune homme primesautier avait tout quitté de sa vie d'avant, mais avait apporté dans ses bagages ses rêves et ses passions, ses tissus colorés, chamarrés. Une îlienne, un jour, étonnée de le voir dans ce petit magasin, peu après son installation, lui avait demandé ce que c'était. Il n'avait sur l'instant pas compris vraiment la question, et, croyant qu'elle parlait des tissus qu'il avait fixés aux murs pour les égayer, lui en avait donné le nom : « bayadère ». De cette incompréhension première était née la boutique et Mohinder l'avait baptisée de cette manière en souvenir de la femme et de son étrange question. Ce n'était pas là la seule explication, mais la seconde resterait dans le secret de son cœur.
Après quelques mois d'observation réciproque, Mohinder avait fini par faire son trou au village. Son petit magasin ne payait pas de mine, et les clients, au départ, étaient peu nombreux. Mais il savait être patient et était heureux : il vivait dans l'île de ses rêves et savait se contenter de très peu. Son sourire et sa gentillesse naturelle lui avaient valu la visite des curieuses du village, venues le voir au début pour savoir qui était cet iconoclaste qui s'installait dans leur univers. Et puis elles étaient revenues pour son accueil, pour sa capacité à colorer leur après-midi en leur parlant simplement du thé qu'il leur faisait goûter. Il leur parlait des montagnes où il avait été récolté, des mains qui l'avaient cueilli, du soleil qui l'avait séché... et les îliennes avaient alors commencé leur voyage vers cet ailleurs qui leur était d'ordinaire inaccessible et qui avait fini par venir jusque sur la grève, devant chez elles. Après le déjeuner, elles avaient pris l'habitude de venir le voir, pendant que les enfants étaient à l'école du village. Elles se donnaient rendez-vous là-bas pour voir les nouveautés, mais Mohinder avait remarqué qu'elles appréciaient aussi de s'asseoir et de parler entre elles et avec lui. Il avait alors fait de la place dans l'ancienne épicerie et avait récupéré les vieilles tables du bistrot qui avait fermé l'année précédente, après le décès de son propriétaire. Maintenant, quand elles poussaient la porte du petit magasin, les îliennes entraient dans un autre monde, un monde d'odeurs et de couleurs, un monde où le temps ne s'écoule plus aussi lentement, mais où, pour autant, rien ne presse... Mohinder vivait chichement, il logeait au-dessus de sa petite boutique. Son commerce ne lui rapportait pas vraiment de quoi vivre, mais pourquoi s'en serait-il soucié ? Les îliennes de passage chez lui n'avaient pas plus de revenus que lui, alors elles avaient conclu un marché avec Mohinder. Chaque jour, l'une d'elle apportait le repas qu'il mangerait le soir. En échange, Mohinder leur offrait le thé de l'après-midi.

La Bayadère est le dernier commerce de l'île. Les habitants sont ravitaillés par bateau, pour combien de temps encore ? Quand la montée du niveau de la mer rayera cette petite île de la carte, elle balayera aussi les rêves, les couleurs et les odeurs que Mohinder y avait importé. Mais en attendant, il est toujours temps pour une tasse de thé.

Amélie Platz, 22 mai 2011.

2 commentaires:

  1. Oh, ce serait dommage qu'elle disparaisse, cette île !

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  2. Oui, ce serait dommage... mais la montée des eaux n'est peut-être pas pour tout de suite ? Merci de ta visite ici ! :)

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