Dimanche matin.
Isabelle, au volant de la voiture, maudit Thomas, son mari, qu’elle aimait pourtant d’une tendresse et d’un amour inconditionnels.
Que disait donc la lettre ?
21 rue Clémenceau.
- « C’est étrange, Thomas ! Le 21, c’est une boulangerie, pas une étude de notaire ! Tu es certain que c’est la bonne rue ?
- Bien sûr ! Tu n’as pas vu les panneaux ?
- Et on est bien dans la bonne ville, au moins ? Pourquoi ici, d’ailleurs ? Et qu’est-ce que c’est que cette convocation ? Et c’est quand même bizarre, d’aller signer un contrat chez un notaire, un dimanche, tu ne trouves pas ? »
Thomas, comme d’ordinaire, ne répondit pas. Isabelle avait l’habitude : Thomas était avare de paroles. Il n’ouvrait la bouche que pour dire l’essentiel. Quand une des questions d’Isa n’avait pas de réponse, il n’en cherchait pas, non plus que d’explications. Il attendait de voir ce qui allait se passer. Il y avait certainement une explication, mais il ne la connaissait pas.
Le boulanger du 21 est le seul de la petite localité à proposer du pain frais le dimanche. Les autres font sans doute la grasse matinée… la seule de la semaine, pour eux, d’ailleurs ! Comme il n’y avait rien d’autre à faire, Isabelle et Thomas entrèrent dans la boulangerie. Un joli magasin aux murs d’une teinte douce, dans les tons rosés, avec des clayettes en bois clair. L’atmosphère sentait bon le pain frais, les viennoiseries sortant du four, et Isabelle retrouva un peu de l’ambiance de son enfance, quand elle allait chercher du pain en bas de chez elle. Sans perdre de temps, elle s’adressa à la femme qui se trouvait devant elle, et lui demanda son chemin. La boulangère esquissa un sourire en voyant la lettre, et expliqua en riant que le notaire était son mari, et que son étude se trouvait au premier étage, au-dessus du magasin. Elle indiqua alors une petite porte sur la gauche, en bois clair verni.
Derrière, un escalier en bois, verni également, de la même teinte. L’entrée d’un nouveau monde…
L’escalier était assez raide au départ, mais il s’élargissaitt rapidement. Un épais tapis sombre recouvrait les marches, et donnait de la chaleur à l’ensemble. Isabelle se sentait bien, malgré un confus sentiment de gêne. Elle avait l’impression que quelque chose clochait. Mais tout clochait, depuis ce matin. A commencer par le fait qu’une étude de notaire se trouve au premier étage d’une boulangerie, et que le notaire consulte un dimanche matin…
Après un pallier, l’escalier faisait un coude, et le mur droit laissait place à une rambarde donnant au sommet sur un espace ouvert à droite. En haut de l’escalier, à gauche, un couloir, avec deux chaises en bois, qui semblaient confortables. Le sol était lui aussi recouvert d’un long et étroit tapis sombre, laissant deviner en-dessous un plancher bien entretenu. Un endroit coquet, chaleureux et accueillant.
A droite de l’escalier, se trouvait un petit espace qui semblait être la salle d’attente. Les mêmes chaises que celles du couloir, avec une confortable assise en épais tissu rouge et un dossier dans la même matière, accueillaient déjà plusieurs personnes. Une table basse en verre était recouverte de magazines permettant aux visiteurs de patienter agréablement. La jeune femme nota au passage la présence incongrue d’un pot à crayons bien fourni, ainsi que d’une petite affichette collée sur la table :
« Les jeux des magazines (Sudoku, Kakuro, mots croisés, fléchés, codés, etc.) sont là pour être faits. Ne vous gênez pas, ces magazines ne sont pas des manuscrits ou des ouvrages précieux. Vous pouvez utiliser les stylos mis à votre disposition. »
La jeune femme sourit. Combien de fois n’avait-elle pas regretté, dans la salle d’attente du médecin, de ne pas avoir de stylo sur elle ? Combien de fois n’avait-elle pas pesté, quand elle en avait un, en constatant que la grille des mots fléchés était déjà remplie en partie, rendant le jeu moins passionnant ? Combien de fois n’avait-elle pas hésité, pour finalement ne pas oser prendre un crayon pour commencer la grille de Sudoku ou de mots croisés du magazine qu’elle était en train de lire ?
Les surprises succèdent parfois aux surprises. La salle d’attente était bondée. Etonnant, pour un dimanche matin… A moins que le notaire n’ait un rythme de travail inversé ? Si ça se trouve, il travaille le soir, en semaine, et le week-end, dimanche compris, pour permettre aux personnes qui travaillent de venir une fois leur journée terminée ? Si c’est la raison, il semble, au vu du nombre de personnes qui attendent ce matin, qu’il ait visé juste…
Le courrier était libellé comme suit :
« … veuillez vous présenter au 21 rue Clémenceau à Bruch, munie de la présente, à Maître Zenner, ce dimanche 9 novembre, à 10h30 ».
L’en-tête ne portait qu’un nom : Maître Auguste Zenner, notaire.
Pas d’associé.
Il est 10h30. Au moins huit personnes attendent. Depuis combien de temps ? Isabelle n’ose poser la question. Tous semblent très concentrés, qui sur un courrier, qui sur son magazine… La jeune femme note au passage que, malgré l’autorisation explicite, personne n’a de pris de stylo pour gribouiller… Elle se dit que si elle avait la chance de pouvoir s’asseoir, elle profiterait de l’occasion pour remplir une grille de Sudoku… A croire que le commun des mortels n’est attiré que par ce qui lui est interdit… Si une affichette disait « Merci de ne pas découper les recettes de cuisine », combien y aurait-il à parier qu’elles auraient toutes disparu des magazines ?
Isa regarda son mari, silencieux, près d’elle. Elle lui prit la main… A quoi pouvait-il bien penser ? Il tourna la tête vers elle, et elle retrouva sur son visage ce regard si fort, si rassurant, si franc, qui lui rappelait chaque matin qu’il était l’homme de sa vie, et qu’avec lui, la vie était si belle, malgré les difficultés quotidiennes… Rien n’était insurmontable, avec lui. Aucun problème qui ne puisse trouver sa solution…
Le contact de la main chaude de son mari dans la sienne lui redonna toute la force dont elle manquait à cet instant. Rien de plus difficile, en fait, que d’affronter une situation à laquelle on ne comprend rien, à laquelle on n’est pas préparé.
Finalement, que pouvait bien lui vouloir ce notaire ?
Un notaire, d’habitude, on va le voir pour un héritage. Personne, à sa connaissance, n’était décédé dans sa famille, ni dans celle de Thomas, d’ailleurs. Et puis, s’il s’agissait de la famille de Thomas, la lettre ne lui aurait-elle pas été adressée à lui ?
Heureusement, Thomas, lui, ne travaille pas le dimanche, Elle était heureuse qu’il fût près d’elle, à cet instant. Avec lui, avec sa force, rien ne pouvait lui arriver… Tout lui paraissait tellement étrange…
Un homme se leva, prit sa veste, son porte-document et monta les trois marches qui séparaient la salle d’attente du couloir. Isabelle s’attendait à le voir descendre l’escalier. Sans doute en avait-il assez d’attendre ? Non. Il s’engagea dans le couloir, qu’il prit à gauche, passa devant les deux chaises et la mini fontaine à eau, et disparut au regard d’Isabelle, car le couloir tournait à gauche.
Visiblement, l’attente de cet homme s’était terminée, et le notaire allait le recevoir. Mais personne n’était venu l’avertir. Comment avait-il su que c’était son tour ?
En tout état de cause, sa chaise était libre. Isa se retourna vers la salle d’attente, pour se rendre compte immédiatement que toutes les chaises étaient occupées… Y avait-il auparavant quelqu’un qui attendait debout et qui avait profité de l’occasion pour s’asseoir, comme elle-même s’apprêtait à le faire ? Sans doute ne l’avait-elle pas remarqué…
Elle surprit le regard amusé de Thomas. Il savait si bien lui montrer le bon côté des choses. Isabelle se mit à réfléchir et à noter mentalement tous ces faits étranges. Ce serait une bonne base pour son prochain récit. Elle était romancière. Oh, pas à temps plein, non ! Elle n’écrivait pas assez pour cela, et ne trouvait pas d’éditeur pour l’instant. De toute façon, elle manquait de temps pour écrire, et il lui fallait bien gagner un peu sa vie. Le salaire de Thomas les mettait largement à l’abri du besoin, mais elle sentait depuis toujours la nécessité pour elle de produire quelque chose. Que ce soit au travers de ses récits, de son travail (elle était infirmière-anesthésiste), ou des petits plats qu’elle mijotait le soir… oui, elle voulait être utile. Le bénévolat, son travail, sa maison, son stylo, tout cela remplissait agréablement sa vie…
10h50 à la pendule de la salle d’attente. Déjà vingt minutes ?
Isabelle avisa les deux chaises libres dans le couloir, regarda Tom et étouffa un éclat de rire quand elle comprit qu’il avait pensé à la même chose qu’elle exactement au même instant… Les mots sont parfois inutiles… La main toujours serrée dans celle de Tom, elle se dirigea vers les deux chaises du couloir, et s’assit sur l’une d’elles, au moment où un homme prenait place sur l’autre. Elle regarda Thomas, qui lui sourit tendrement. Elle comprit qu’il ne s’offusquait pas que l’homme ait pris la place, et que tout était bien ainsi.
L’homme, d’ailleurs, semblait d’humeur bavarde, et entama la conversation.
- « Bonjour Madame, je suis très heureux de vous rencontrer.
- Moi de même, Monsieur. Bonjour !
- Vous êtes là pour affaires ?
- Je le suppose, oui… Un contrat à signer, je crois.
- Vous ne savez pas exactement pour quelle raison vous êtes ici ?
- Pour tout vous dire, j’ai reçu un courrier m’invitant à me présenter ici ce matin. Il est question d’une signature, une simple démarche administrative, je crois.
- Ah ! Rien de grave, alors ?
- Je ne pense pas, non…
- Et vous êtes venue seule ? »
Isabelle, surprise, se demanda si son interlocuteur n’était pas mal-voyant, pour ne pas avoir remarqué Thomas.
- « Non, mon mari m’accompagne, répondit-elle, interloquée.
- Votre mari ? Il vous attend dans la salle d’attente ? »
De plus en plus étonnée, Isa se retourna. Tom, qui, quelques secondes auparavant, se trouvait près d’elle, avait disparu. Elle regarda par-dessus les deux balustrades qui séparaient le couloir de la salle d’attente : il n’y avait plus personne.
L’homme se leva, et, sans trop savoir pourquoi, Isabelle se leva à son tour et lui emboîta le pas. Ils arrivèrent au bout du couloir. En face, une porte, et sur cette porte, un nom : Auguste Zenner, notaire.
Sobre, efficace.
Sans un mot (qu’aurait-elle pu dire, d’ailleurs ?), Isabelle entra, précédant l’homme qui referma la porte et fit le tour du bureau, l’invitant à s’asseoir dans un des fauteuils qui lui faisaient face. Lui-même s’installa derrière le bureau.
- « Vous êtes Auguste Zenner ?
- Oui, Madame Marx. Je vous prie de m’excuser pour mon retard, certaines situations sont parfois délicates, et nécessitent plus de temps qu’on n’en prévoit au départ.
- Je vous en prie.
- Je vous ai fait venir, car je suis l’exécuteur testamentaire de Monsieur Thomas Marx, votre mari, et nous avons quelques formalités à accomplir.
- Exécuteur testamentaire ?
- Oui, son homme de loi, si vous préférez. Il m’a chargé de veiller à ce que vous ne manquiez de rien. »
Isabelle comprenait de moins en moins ce que Monsieur Zenner était en train de lui dire. Ce qu’elle comprenait très bien, en revanche, c’était cette petite sonnette qui s’était allumée quelques instants auparavant, dans le couloir, quand elle avait constaté qu’elle était seule. Une sonnette d’alarme. Qui sonnait de plus en plus fort, à une cadence de plus en plus soutenue.
Le sentiment d’étrangeté du début avait fait place à la panique. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir lui annoncer, ce Monsieur Zenner ? Et où était Thomas ?
- « Monsieur Zenner, pourriez-vous parler un peu plus clairement ? Je ne suis pas certaine de vous suivre.
- Bien entendu. Monsieur Thomas Marx a fait appel à moi il y a environ trois ans de cela, pour prendre conseil. Et il a souscrit une assurance-vie à votre nom, en me chargeant de vous simplifier toutes les démarches, s’il venait à décéder. Depuis trois jours, donc, j’ai contacté l’assureur qui m’a remis les formulaires. Il ne manque que votre signature.
- Ma signature ?
- Oui, j’ai déjà une copie de votre pièce d’identité, j’ai également la copie de votre livret de famille, tout est en ordre.
- Vous voulez dire que Thomas est mort ?
- Oui, madame, il y a trois jours.
- Trois jours… Mais comment cela se fait-il ?
- Ah, Madame, je n’en sais rien… La mort ne prévient pas…
- Non, je veux dire : comment est-ce possible, alors qu’il était avec moi tout à l’heure ? Que s’est-il passé dans la salle d’attente ? Nous étions là pour signer un contrat ! Un acte de vente, si je me souviens bien de notre conversation au petit déjeuner !
- Madame, vous êtes venue seule… Le courrier était à votre nom… la signature, c’est uniquement pour faire valoir vos droits à l’assurance-vie…
- Tout cela est un cauchemar, n’est-ce pas ? Ce n’est pas possible, je ne me suis pas encore réveillée, nous ne sommes pas dimanche, vous n’êtes pas là, dans votre étude au-dessus de la boulangerie de votre épouse, non, je vais me réveiller auprès de Tom, comme chaque matin, et nous nous lèverons dès qu’il m’aura embrassée…
- Madame, c’est à mon tour de ne pas bien vous suivre… Nous ne sommes pas dimanche, effectivement. D’ailleurs, je ne travaille pas le dimanche. Et je ne suis pas marié. Nous sommes mercredi. Vous êtes dans mon étude, il est 16h45, et votre mari a eu un accident il y a quatre jours, dimanche matin. »
Instantanément, le monde se remit à tourner dans le bon sens.
Les événements reprirent leur place.
L’accident, devant la boulangerie.
Les pompiers, l’hôpital.
Le coup de téléphone.
L’incrédulité.
La panique. La police.
La douleur.
Si profonde.
Si intense.
Amélie Platz, le 11 Novembre 2008
Quel plaisir de lire à nouveau tes histoires.. tu as vraiment une jolie plume! Tu sais très bien faire passer les émotions et on se sent vraiment à la place du personnage.. Vivement les prochaines histoires!!
RépondreSupprimerCa me fait plaisir, tu ne peux pas savoir ! C'est la première fois que je me lance dans la fiction "sans filet", dans le sens où tout est de moi (personnages, situation, histoire...) et pas "pompé" sur autre chose (personnages et trame existante, comme dans les histoires de Gobol...
RépondreSupprimerJ'espère avoir bientôt le temps d'écrire autre chose de mon "cru" !
ben j'ai rien à dire de plus que Pearl, sauf que tu as intérêt à signer tes oeuvres...
RépondreSupprimerTrès juste... Merci d'y penser pour moi !
RépondreSupprimerBises à toute la famille !
Tres court pour pas me faire bobo (merci les RSI): Superbe!
RépondreSupprimerEuh... LGM, c'est quoi, les RSI ???
RépondreSupprimerRepetitive Strain Injuries, l'équivalent du tennis elbow pour les joueur de tennis, mais appliqué à la vie de tous les jours. En ce qui me concerne, cela se traduit par une epaule, le coude et le poignet qui font un mal de chien quand j'utilise la souris de l'ordinateur. Heureusement, cela va un peu mieux. grâce à une séance d'acuponcture (d'autres sont prévues pour continuer le traitement).
RépondreSupprimerDe mon côté, je connaissais les TMS (Troubles Musculo-Squelettiques). Bon courage !
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