dimanche 16 janvier 2011

Lettres profanes

Nouvel atelier de Gwen (eh oui, c'est dimanche !). Il s'agissait aujourd'hui d'écrire une lettre. Mais pas n'importe laquelle : il fallait le faire comme si on était Usbek (par exemple), un Persan du XVIIIe siècle, qui aurait fait un saut dans le temps et découvrirait notre société actuelle.
N'étant pas à l'aise avec le XVIIIe siècle, j'ai  prévenu Gwen que j'avais détourné la consigne. Voici ce que ça a donné :

Sélestat (Schlettstadt), le 16 janvier de l'an de grâce 2011


Ma bien chère Marie-Adélaïde,

Comment vas-tu depuis ma dernière lettre ? Et Mère ? Je la sais très malade et m'inquiète beaucoup à son sujet. Mon éloignement ne fait qu'amplifier ces craintes et je me languis de notre maison. J'espère pouvoir revenir d'ici quelques mois, mais les découvertes s'enchaînent les unes les autres et il m'est extrêmement désagréable de penser ne serait-ce qu'à la possibilité de revenir avant d'avoir exploré de manière plus approfondie cette époque où je suis arrivée il y a maintenant plusieurs mois. D'ailleurs, tu n'es pas sans savoir que c'est Mère elle-même qui m'a demandé de continuer ma formation en poursuivant mon tour de France et de Navarre, et je ne saurais faillir à l'engagement que j'ai pris devant elle et que je me dois d'honorer maintenant. Je suis présentement dans une petite ville proche de la frontière avec l'Allemagne, que tu connais sous le nom de Prusse, dans une région dénommée l'Alsace, et j'y ai rencontré des personnes fort étranges, avec des mœurs qui ne sauraient que vous choquer, Mère et toi, si vous étiez avec moi en ce moment.
Cependant, je dois dire que leurs coutumes, pour étonnantes qu'elles me paraissent, ne sont pas totalement dénuées de sens, pour autant que je puisse en juger. En réfléchissant, je me dis que la nature humaine ne change fondamentalement pas tant que cela avec les ans.
J'en veux pour preuve la presse quotidienne. Tu serais surprise de voir les contenus des journaux qui paraissent ici tous les jours. Point de débats d'opinions comme Mère et toi avez l'habitude d'en lire – je vous sais particulièrement friandes de ces joutes écrites, qui alimentaient nos discussions et font de vous des femmes au fait de notre société – mais des « nouvelles » très axées sur la vie quotidienne, avec moult récits d'expériences toutes personnelles ou de faits divers plus ou moins sordides. Je ne retrouve plus nos articles incisifs, corrosifs et polémiques, mais cela ne signifie nullement que les êtres se soient assagis et que les débats n'ont plus lieu d'être. Tu serais surprise de voir la quantité de sources d'informations dont nous disposons ici. Il y a bien entendu la presse, qui n'a pas fondamentalement changé par rapport à ce que tu connais, sauf en ce qui concerne le ton employé : il me semble que maintenant, ce qu'on appelle ici le « politiquement correct », de rigueur pour tout ce qui est officiellement publié, empêche toute expression que, grâce à Dieu, nous pouvons encore nous permettre chez nous. Mais il y a aussi la télévision,  une sorte de boîte d'où sortent des images et que tout le monde a chez soi. Elle diffuse des actualités, des histoires, mais aussi, sur des dizaines et des dizaines de canaux différents, des jeux, des séries (sortes de mini feuilletons avec des vrais gens qui jouent des histoires), des dessins animés à destination en particulier des enfants – oui, tu imagines ! Les enfants sont presque considérés comme de petits adultes et ont accès à la télévision, à d'autres choses étonnantes, ils ont le droit de parler à table, savent exprimer des opinions personnelles de plus en plus tôt, et, en plus, les adultes les écoutent ! - des documentaires, aussi... Grâce à ces films naturalistes, il n'est même plus besoin de voyager comme je le fais pour apprendre à connaître d'autres pays ! Certains jeux télévisés ont même pour objet de faire découvrir un pays à leurs concurrents, alliant la connaissance au divertissement et joutes sportives ! J'ai récemment pu voir un tel programme intitulé « Pékin express ». C'est d'ailleurs assez étrange : ce jeu se déroulait en Inde... Je sais la Chine proche géographiquement, mais Pékin est malgré tout fort éloigné de Bombay... Il y a quelque chose dans la logique des hommes de ce temps qui ne me paraît pas tout à fait compréhensible. Cette télévision, toutefois, me pose quelques questions. En effet, je la sais propriété de quelques grandes entreprises, dont certaines bien proches du pouvoir en place, et je me demande quelle est son indépendance. Ceci expliquerait un certain nombre de choses quant à ce fameux « politiquement correct » dont je te parlais au sujet de la presse. Nous avons, pour notre part, la censure, mais je ne serais pas étonné d'apprendre qu'ici, elle a beau ne pas se voir, elle n'en est pas moins réelle et redoutable...

Pour en revenir aux débats d'opinions, aux informations générales, je te disais plus haut que la presse quotidienne n'en est plus le support fondamental, mais qu'ils n'ont pas pour autant disparu. Les hommes de cette époque dans laquelle je suis arrivé après bien des pérégrinations ont presque dans chaque maison, en plus de la télévision, d'autres appareils qu'ils nomment ordinateurs. Ils peuvent avec ces sortes de télévisions personnelles, fixes ou portables, avoir accès à un réseau d'informations dénommé Internet. Ce que la presse ne fait plus, Internet semble le réaliser maintenant, permettant à chacun d'avoir un espace d'expression personnel, à travers des sortes de journaux intimes visibles par tous, les réseaux sociaux, les sites communautaires... L'analyse des faits n'est plus l'apanage des seuls journalistes : chacun peut désormais se prévaloir d'une expertise dans l'un ou l'autre domaine, réservés auparavant aux seuls spécialistes de la question. Tout cela me donne d'ailleurs de nombreux sujets de réflexions. Il existe sur Internet, par exemple, une sorte d'Encyclopédie telle que la rêvaient Diderot et D'Alembert. Le savoir mis à disposition de tous ! Te rends-tu compte, ma chère sœur ? Quelle merveille ! J'en ai discuté avec une bibliothécaire, à la médiathèque – permets-moi une petite digression : une médiathèque, c'est une bibliothèque comme celle qui existe dans notre salon, mais qui est libre d'accès à tout un chacun. Elle est administrée par la ville et utilise et met à la disposition des lecteurs toutes sortes de documents, sur de nombreux supports différents : musique, films, jeux vidéos, et autres – et cette femme m'a mis en garde contre cette encyclopédie. Figure-toi que n'importe qui peut y écrire ce qui lui chante ! La caution scientifique de ces articles n'est absolument pas certaine ! Rends-toi compte de ce que cela signifie ! Le savoir à portée de tous, mais quelle est la validité de ce savoir ? Est-ce à dire que tous les savoirs se valent ? Que n'importe qui peut s'octroyer le titre d'expert dans un domaine déterminé, y compris s'il n'est pas sanctionné par un diplôme, du simple fait qu'il connaît ou travaille dans ce domaine ou qu'il a été confronté à tel ou tel problème et qu'il a fait des recherches dessus ? Tout cela, ma chère, me rend bien perplexe. Quelle est la légitimité de tout ceci ? Il n'en reste pas moins que cet Internet semble être une sorte de contre-pouvoir plutôt efficace, permettant de diffuser nombre d'opinions. Quoi de mieux, en effet, pour contrer la standardisation et l'endormissement diffusés à la télévision et dans la presse ?

Une chose n'a pas changé, pourtant, même si elle est moins visible. L'argent a toujours autant de pouvoir en ce monde, et les hommes politiques sont toujours aussi corrompus. Le savoir étant mieux partagé et les études (oui, les études supérieures !) étant accessibles à bien plus de personnes que chez nous, les décisions se prennent autrement qu'auparavant. Désormais, les hommes politiques assurent leurs gains, leurs vieux jours et leur pouvoir avec des lois ! Un seul exemple : il y a eu récemment en France un débat important au sujet des retraites. Le seul régime à n'avoir pas été réformé, c'est celui... des hommes politiques ! Ils sont malins, tu peux me croire ! Comme ils prennent eux-mêmes les décisions qui les concernent, il n'y a aucune raison que le système, qui leur est favorable, évolue...
Tu le vois, ma chère sœur, la nature humaine ne change pas, malgré les évolutions des technologies, des techniques, de l'environnement et des mœurs. J'ai été surpris en y arrivant, mais j'ai finalement retrouvé mes repères très vite... Les supports et les usages ont changé, pas la nature fondamentale des personnes.

Je te réécrirai de nouveau très prochainement : il faudrait plus d'une lettre pour te décrire ce monde, avec les téléphones portables, les réseaux sociaux, les blogs, la mode vestimentaire (oui, tu pourrais être choquée !), ou encore le fonctionnement des institutions, la sécurité sociale, les politiques d'aide aux indigents, les entreprises, la mondialisation, les banques, la Bourse... Il est dommage que maman et toi ne connaissiez pas les ordinateurs et n'en disposiez pas. Nous pourrions communiquer bien plus vite ! Songe que grâce à Internet, le courrier ne met maintenant que quelques secondes pour arriver à l'autre bout du monde !
Embrasse notre mère pour moi, j'espère que son dernier traitement ne l'a pas trop affaiblie.
Je reste ton dévoué et aimant

Jacques-Henri.


Amélie Platz, 16 janvier 2011

2 commentaires:

  1. Usbek des Lettres Persanes de Montesquieu?

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  2. Oui ! Donc tu as lu Montesquieu... Pas moi. Il va donc me falloir réparer cet oubli, puisqu'il paraît que c'est un classique, et beau de surcroît !

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