Cette semaine, la récolte chez Asphodèle a été impressionnante : pas moins de 22 mots à utiliser dans le texte. Comme je ne sais pas faire court, plus il y a de mots, plus le texte est long (parce que c'est loin d'être facile de caser tout ça). Voici donc les mots, le dernier étant facultatif puisqu'il s'agit au départ d'un nom propre :
Giraumon – gambader – garage – givre – gargouille – gambit – galop – gabarit – gloriole – galipette(s) – gallinacé – grille – gland – grotesque – gémir – gourmand – godillot – grave – grillon – galimatias – girofle – garamond -
Bizarrement, cette semaine, j'avais deux histoires distinctes en tête, et j'ai été comme obsédée par le mot facultatif. Le résultat est donc un peu particulier. Mais je me suis bien amusée ! Les liens vers les textes des autres participants sont sur le blog d'Asphodèle !
Jeu, set et match
Grégory était un homme particulièrement beau. Grand, l'air grave et ténébreux mais pourtant très séduisant, il n'avait plus rien de la grotesque gargouille qu'il était quelques années plus tôt, quand l'acné avait transformé son visage en champ de bataille, et qu'il gémissait de dépit à chaque veste qu'il se prenait de la part des filles qu'il convoitait. Il faut dire qu'il était assez imbu de sa personne, déjà à l'époque, et était fier de son gabarit de boxeur, n'hésitant pas à provoquer les autres jeunes gens de son âge, qui, tels des gallinacés dans une basse-cour, se jetaient les uns sur les autres pour un oui ou pour un non.
Il était auréolé de sa récente victoire au lancé de godillot, une épreuve particulièrement idiote parmi celles organisées durant les traditionnels jeux du village, et en tirait une gloriole absurde et un peu ridicule, puisque le lancé en question n'avait rien de l'épreuve olympique propre à couvrir de gloire le détenteur du record de la discipline. Tel un coq, il se pavanait sur la place du village, devant le garage de la caserne des pompiers, pour bien montrer à la gente féminine qu'il méritait bien l'attention qu'il se plaisait à rechercher.
Ces jeunes filles, d'ailleurs, le lui rendaient bien. Elles n'hésitaient pas une seconde à l'encourager dans ses galipettes et ses gambades, prouvant par là aussi bien l'étendue de leur bêtise que leur gourmandise sans bornes quand il était question du beau Grégory.
Gloria, elle, regardait le spectacle qui s'offrait à elle depuis l'autre côté de la grille du parc qui entourait la vaste demeure où elle habitait. Cette jeune fille de bonne famille passait tout son temps dehors, quel que soit la météo. Elle bravait le givre et la pluie pour chercher les glands qui alimenteraient le feu de la cheminée de sa chambre, ou le soleil mordant quand c'était l'heure de la récolte du giraumon, légume qu'elle affectionnait particulièrement en gratin, si tant est qu'il avait été préparé avec des clous de girofles. Elle en aimait en effet beaucoup le goût, qu'elle avait retrouvé récemment dans celui du pain d'épices, et avait appris à confectionner ce dernier rien que pour le plaisir de sentir le parfum subtil de l'anis et de la cardamome mêlée à celui de la girofle. Oui, Gloria était une jeune fille étrange.
Un jour, alors que Grégory s'était lancé dans un galimatias avec ses amis qui, comme d'habitude, ne le comprenaient pas outre mesure, Gloria sortit du parc et s'aventura dans le village. Elle tomba sur la bande de garçons qui, tels des grillons à l'assaut d'une plantation, commencèrent à lui tourner autour. Il faut dire qu'elle sortait rarement, et comme tout ce qui est rare, chacune de ses sorties suscitait la curiosité de la part des jeunes de son âge. Gloria hésita, troublée par la beauté de Grégory, le chef de la bande, qu'elle voyait de près pour la première fois, mais, face au nombre, elle partit au galop et rentra en courant au manoir où son père finissait sur un gambit une partie d'échecs particulièrement prenante. Dès qu'elle fut rentrée et sûre d'être à l'abri, la jeune fille se retira dans sa chambre et s'enferma à double tour, pour y rêver à ce beau jeune homme qui habitait déjà ses rêves.
« C'est une histoire magnifique, forte, absolument géniale, dit Monsieur Garamont en interrompant sa lecture. Qui a écrit cela ? C'est la quintessence même de la littérature ! »
Monsieur Garamont était un éditeur de faible renom qui, tout comme le Grégory de l'histoire, était persuadé que ses faits et gestes ne pourraient que compter dans l'histoire. Il était tellement imbu de sa personne qu'il passait la majeure partie de son temps à lire les manuscrits qui lui étaient proposés, après leur lecture par le comité du même nom, uniquement pour avoir le plaisir de dénigrer leur sélection et imposer la sienne propre. Il jouait donc au tyran avec ses employés et entendait tout régenter dans sa maison d'édition, depuis la couleur des murs jusqu'au nombre de pages maximal des livres qu'il acceptait. Il obligeait par ailleurs les auteurs qu'il publiait à utiliser la police Garamond, la seule qui vaille la peine à ses yeux. Devant de telles lubies, les membres les plus intelligents du comité de lecture avaient déjà fait leurs bagages, préférant démissionner plutôt que de voir leur travail déconsidéré de la sorte. Parmi eux, il y avait Ghislaine.
Ghislaine était une femme de 45 ans, qui vivait dans une petite maison de banlieue. Elle avait un jardin dans lequel elle faisait pousser divers légumes, concombres, giraumons, courgettes, haricots, tomates, et dans le verger, pommes, poires, pêches, framboises, fraises, mûres... Elle aimait beaucoup y passer du temps, ainsi que dans la cour qui se trouvait à l'arrière de la maison. C'était une ancienne ferme, et la grange avait été réhabilitée pour en faire une maison d'habitation. La cour de l'exploitation désaffectée avait été mise à sa disposition, à sa demande, moyennant l'entretien, qui était à sa charge. Elle en était toute heureuse, d'ailleurs, et peu lui importait ce que ça lui coûtait. Elle avait installé une clôture pour empêcher les gallinacés de s'échapper, et le long de la grille, elle faisait pousser des plantes aromatiques : thym, ciboulette, girofle et autres agrémentaient sa cuisine tous les jours et donnaient du sens à son quotidien. Elle vivait un peu en retrait du monde, en retrait des autres, et ses petits plats étaient les seuls repères de son quotidien. Ils lui rappelaient la Provence où elle avait vécu, enfant, quand elle gambadait dans les champs de blé avec ses frères aînés et sa jeune sœur. Elle se souvenait de leurs galipettes sur le canapé du salon, de leur élevage de grillons dans l'arrière-cuisine. Sa mère avait fini par découvrir le bocal parmi les conserves d'abricots et de tomates. Leur forfait découvert, ils en avaient tiré une certaine gloriole, bien innocente d'ailleurs, et elle souriait toujours lorsqu'elle entendait le chant de l'insecte qu'ils avaient voulu si bien connaître.
Tout cela appartenait au passé, désormais. Elle avait déménagé, pour le travail. Elle avait quitté le sud pour la capitale où se trouvaient la plupart des maisons d'édition et elle y avait travaillé pendant toute sa carrière. Les contrats, les imprimeurs, les polices de caractères comme Times New Roman, Helvetica ou Garamond n'avaient plus aucun secret pour elle. Elle avait participé à l'élaboration de nombreux ouvrages, son travail consistant à sélectionner les livres qui seraient publiés, mais aussi, dans certains cas, à participer à l'édition elle-même, où son rôle était d'effectuer les mises en pages. Elle se souvenait en particulier d'un livre d'art, sur lequel elle avait travaillé au tout début de sa carrière. Elle était encore capable de se remémorer le nombre de gargouilles qui se trouvaient sur l'une des premières photos, tellement celles-ci l'avaient impressionnée.
Aujourd'hui, cela n'avait plus aucune importance. Elle se contentait de son jardin, de ses poules et de ses herbes. Elle avait trouvé une certaine sérénité dans sa petite maison de banlieue, si proche de la campagne qui lui rappelait son enfance. La frénésie de la ville, l'impression d'y être enfermée... tout cela, elle n'en voulait plus. Elle avait choisi de changer de vie, de se retirer du monde comme en d'autres temps des femmes se retiraient dans un monastère. La comparaison s'arrêtait là, d'ailleurs. Elle n'était pas veuve, loin de là. Son mari y allait toujours de son club d'échecs et n'hésitait pas à jouer un gambit si cela lui permettait de gagner quelques points. Il n'était pas mauvais à ce jeu, mais n'avait aucune autre ambition que de partager un bon moment avec les autres habitués. De son côté, elle avait viscéralement besoin de la nature, des promenades en forêt, même si elle n'en ramenait rien d'autre que des châtaignes et quelques glands pour le cochon du fermier voisin. Elle était particulièrement heureuse quand elle voyait passer un cheval au galop qui, pour elle, était synonyme de liberté. Oui, tout ça, son ancien métier, sa vie d'avant, c'était du passé.
Elle se souvenait encore de ce jour où elle avait oublié de rentrer la voiture au garage. Le matin, elle avait gémit de douleur dans le froid, les mains rougies, à gratter le givre qui avait recouvert le pare-brise de la voiture. Elle devait pourtant aller au travail, elle ne pouvait manquer sans raison. Une pile de manuscrits qui ne seraient peut-être jamais édités l'attendait à son bureau, et elle avait beau savoir que ce qu'elle faisait ne servait à rien, l'amour qu'elle portait aux livres et le respect qu'elle vouait aux auteurs l'obligeaient à revenir chaque matin aux éditions Garamont.
Ce matin-là, donc, elle avait fini par réussir à faire démarrer la voiture et à se rendre à son travail, malgré le froid. Elle avait tout de suite remarqué les grotesques godillots de Monsieur Garamont, qui tenait à se vêtir selon la mode du dix-neuvième siècle, seule ère trouvant grâce à ses yeux, pour on ne sait quel motif d'ailleurs. Quand ses employés lui posaient la question, il se lançait dans un galimatias improbable qui faisait rire sous cape les plus taquins de ses collaborateurs. Il finissait par s'en rendre compte et mettait fin à son soliloque avant de se retirer dans son bureau muni de son gabarit, sorte de mètre-étalon qu'il utilisait systématiquement pour s'assurer que tous les livres sortant de sa maison d'édition avaient la même taille et le même nombre de pages. Cette lubie lui venait sans doute d'un traumatisme subi lors de sa jeunesse. Il ne manquait d'ailleurs pas de prendre un air grave face à ses employés pour leur expliquer combien la situation était tragique à chaque fois que leur métier les mettait en contact avec des bibliothèques où les livres n'avaient pas tous la même forme et n'étaient donc jamais alignés parfaitement sur les rayonnages. Une telle vision se rapprochait de la plus pure horreur pour lui, et il avait fini par formater de la sorte les plus fragiles de ses employés, les persuadant qu'il n'y avait point de salut hors l'uniformité.
Ghislaine chassa ses souvenirs. Elle s'était révoltée contre la tyrannie de cet éditeur malade, et après avoir été licenciée, elle s'était retirée dans sa ferme, où elle pouvait enfin assouvir sa passion pour les livres et la littérature, véritable gourmandise mise à rude épreuve par son dernier employeur. Elle avait désormais le loisir, le temps, et surtout la satisfaction de lire pour elle-même. Ce faisant, elle avait redécouvert aussi sa faculté de jugement, sérieusement mise à mal par la tyrannie de son ancien employeur, et s'était découvert une passion pour la critique littéraire, à laquelle elle s'adonnait avec grand plaisir.
Ce matin-là, elle se mit à rire en voyant le catalogue des éditions Garamont et les nouveautés à paraître. Un titre en particulier attira son attention. C'était celui du livre qu'elle avait imprimé trois mois auparavant, grâce à sa vieille imprimante à jet d'encre. Elle avait utilisé la police Garamond et s'était limitée à 320 pages. Elle savait que le comité de lecture rejetterait son manuscrit. Elle avait eu raison.
Amélie Platz, 17 août 2011
Deux textes pour le prix d'un seul!!
RépondreSupprimerWouaaaah c'est trop fort :)
J'ai une préférence pour le premier !!
;)
RépondreSupprimerMerci ! Dis donc, tu es vraiment matinale !
Bravo ! c'est super bien écrit et original...
RépondreSupprimerje suis restée... surprise par tant de mots... utiliser deux fois les mots dans une histoire qui se tient parfaitement... quand l'inspiration est au rendez-vous... bravo!
RépondreSupprimerTu as bien eu raison de ne pas choisir entre un ou l'autre des deux textes, ils sont vraiment très bons tous les deux. Une petite préférence pour le premier, mais ça tient à la jeune femme attachante qui s'en détache :)
RépondreSupprimerIl faut que je revienne lire à tête reposée. La police des textes est un petit peu petite, et mes yeux fatiguent avec cette affluence d'amateurs du jeu d'Asphodèle !
RépondreSupprimerAmitiés de Lyon
@ Plume et 32 Octobre : J'ai modifié la couleur de la police et la police elle-même (j'avais utilisé Garamond, bien sûr, mais dans Blogger, elle est trop petite). J'ai remis Arial, c'est mieux pour nos yeux ! J'espère que ça ira mieux et que le bleu clair sera moins pénible que le noir. Pour le noir d'ailleurs : je ne parviens plus à avoir le blanc par défaut, comme c'est le cas pour les commentaires et les titres. Quelqu'un s'y connait-il et peut-il m'aider ?
RépondreSupprimerMerci d'avance :) !
@ Miss So, 32 Octobre et Eiluned : Merci pour vos appréciations : je les prend pour des encouragements à écrire, encore et encore !
Bravo, le défi de relier deux textes en un seul qui se tienne est relevé avec brio !
RépondreSupprimerMerci, Amélie, c'est parfait pour mes yeux !
RépondreSupprimerJ'ai pu te lire de A à Z et j'ai apprécié tes deux histoires bien menées avec ces "g" dont certains n'étaient pas faciles à placer !
@ bientôt pour le "h" final !
Bises de Lyon
@ Aymeline : Merci !
RépondreSupprimer@ Plume : Après une journée de prise de tête avec Blogger, je crois que j'ai compris quelques petites choses en langage html. Je suis loin de la programmation, mais c'est déjà mieux que ce matin ! Merci d'être revenue.
Tu as fait fort !!!! Superbe !
RépondreSupprimerDeux textes? Moi je ne vois qu'une superbe nouvelle à tiroirs, dont les paragraphes s'enchaînent remarquablement! Ou alors je ne sais plus lire...
RépondreSupprimer@ Clara : Merci !
RépondreSupprimer@ Célestine : Je vais rougir... :)
Deux pour le prix d'un, chapeau bas !
RépondreSupprimerUne petite préférence pour le 1er, certainement dûe aux personnages.
Bon, j'espère que mon commentaire va passer à cette heure indûe ! J'ai trouvé ta performance brillante, nous faire deux chapitres qui se rejoignent en réutilisant les mots, toujours très bien écrits, bien sûr, c'est fort ! Bravo, je me suis régalée ! Ah, ces éditeurs...Garamond était à l'honneur ! :)
RépondreSupprimerC'est vrai qu'hier matin, je n'ai pas pu lire ces textes, mais voilà c'est réparé. Bravo ! Pas facile de passer de se sortir d'une histoire et d'entrer dans l'autre en y plaçant tous les mots. Bien joué 8)
RépondreSupprimer@ Manuel : Apparemment, tu n'es pas le seul à préférer le premier : j'aurais peut-être dû m'arrêter là ? :)
RépondreSupprimer@ Asphodèle : J'avais bien dit que Garamond m'obsédait ! Et c'était quand même le seul mot facultatif dans toute la liste... ;) De mon côté, j'ai bien ri en imaginant ce monsieur improbable...
@ Jean-Charles : désolée pour la gêne à la lecture, et merci pour ta persévérance : ton appréciation me touche !