La bougie

Voici ma participation à l'atelier de cette semaine, chez Leiloona. Voici la photo qu'elle nous a proposée cette semaine, et le texte qu'elle m'a inspirée :

©Kot²

La bougie

 

Jacqueline se souvenait. La robe blanche, en voile de coton. Il avait été difficile à trouver, mais elle avait fini par pouvoir la faire. Les rubans avaient été donnés par son témoin, sa meilleure amie. Elle s'était mariée l'année précédente, et avait sacrifié sa robe pour que Jacqueline puisse terminer la sienne. Cette robe était la plus belle à ses yeux, à cause du sacrifice qu'elle avait représenté à l'époque.

Jacqueline se souvenait. Les roses, celles qui décoraient la table des noces. Elles aussi, avaient été difficiles à trouver. En 1941, en pleine guerre, il fallait avant tout avoir de quoi manger. Alors des roses... Malgré tout, Marcel avait fini par en trouver, chez son voisin. Le vieil homme avait passé tout son temps libre dehors, quand c'était possible, entre chaque alerte aérienne, à soigner ses fleurs. Il y avait mis tout son cœur et avait fini par obtenir ce qu'il souhaitait le plus au monde : un beau massif de roses rouges. Et quand il avait appris le mariage de Marcel, il lui avait offert les fleurs qu'il avait si patiemment cultivées. Pour lui, ce ne serait qu'un recommencement, une motivation pour continuer. Sa femme avait été tuée lors d'un des bombardements que la ville avait subis, et sa seule raison de vivre se trouvait désormais dans ses fleurs. Ses roses repousseraient et demanderaient autant de soins attentifs que les précédentes. Il en était heureux.

Jacqueline se souvenait. Le repas de noces, celui qu'ils avaient confectionné en échangeant les tickets de rationnement qu'ils avaient à leur disposition pour se procurer les fruits et légumes du buffet. Un véritable luxe qu'ils avaient acquis contre les coupons de savon, de tissu et d'essence pour la voiture. Et le repas avait été somptueux, compte-tenu des circonstances.

Cette journée s'était déroulée il y avait tout juste 60 ans. 60 ans de bonheur, de fidélité sans faille. Bien sûr, il y avait eu des tentations. Des erreurs. Des difficultés. Bien sûr, tous les jours n'avaient pas été roses, ils avaient connu les disputes, les conflits du quotidien, les incompréhensions.

Mais ils avaient aussi connu les réconciliations, le pardon mutuel donné et reçu, ils avaient connu les retrouvailles après les tempêtes, les combats pour résister aux tentations...

Le jour de leur mariage, ils n'avaient reçu qu'un cadeau, en plus de ceux qui leur avaient permis de célébrer leur union. Un seul, venant du prêtre qui avait reçu leurs consentements. Il s'agissait d'une bougie. Une bougie blanche, rectangulaire, large et solide.

Une petite enveloppe accompagnait la bougie. À l'intérieur, il y avait un mot signé de la main du prêtre :

« Cette bougie va vous porter chance. Son utilisation est très simple. En cas de conflit, de dispute, d'incompréhension dans le couple, allumez la bougie. Et ne vous couchez pas avant d'avoir été capables de l'éteindre en soufflant dessus ensemble. »

Jacqueline et Marcel avaient suivi le mode d'emploi pendant 60 ans. Aujourd'hui, à plus de 80 ans tous les deux, ils étaient un vieux couple vivant tant sur ses acquis et ses habitudes que l'un grâce à l'autre. Ils avaient vieilli, ils s'étaient avachis, ridés. Ils avaient traversé des tempêtes, mais jamais ils ne s'étaient couchés sans avoir soufflé ensemble la bougie, après avoir longuement parlé ensemble pour ne pas laisser pourrir le conflit.

Cette photo que j'ai prise dans le métro quand j'ai passé trois jours de vacances avec eux ne leur rend pas justice. Ils ont l'air indifférents l'un à l'autre, aigris, séniles. Malheureux, même. Mais moi je sais bien que ce n'est pas vrai, et qu'ils recèlent des trésors de tendresse et de rires. Ils ne les montrent plus, désormais, qu'à moi, leur petite-fille.

Amélie Platz, 2 septembre 2011