dimanche 18 septembre 2011

Pervertir

Pour lire le début de l'histoire de Laura, c'est ici.

Pervertir

Quelques semaines plus tôt :

La jeune fille était épanouie, heureuse. Elle avait rencontré l'homme de sa vie plusieurs mois auparavant. Ils s'aimaient, et tout était évident, naturel, tellement normal. Pour la première fois, elle n'avait aucun doute, ne se posait aucune question sur cette relation. Tout était si simple. Il lui suffisait de se laisser guider. Par Jérôme, par le désir, par la vie, tout simplement.
La date du mariage avait été fixée, et il restait quatre semaines avant le grand jour. Oui, Laura était heureuse, épanouie.

***

Ce jour-là, attablée à une terrasse de café, elle profitait du soleil automnal en buvant lentement un thé aux fruits. Un jeune homme était installé à la table d'à côté, et lisait un livre dont elle n'apercevait que la couverture. Il avait un peu moins de trente ans, et son visage avait quelque chose d'indéfinissable, comme une douleur insondable, un mystère sourd et incommensurable. Laura l'observait à la dérobée, et se demandait ce qui pouvait le rendre si triste. Elle avait bon cœur, et voir souffrir quelqu'un lui était insupportable. Elle n'avait jamais osé aborder une personne qui lui semblait souffrir, de peur de la blesser plus encore par sa maladresse, sa curiosité, ou encore de paraître impudique ou trop curieuse, voire inquisitrice. Mais elle s'était souvent éloignée en se demandant si elle n'aurait pas dû... Et là, pour la première fois, elle se disait qu'elle ne pouvait pas ne rien faire, ne pas être là pour quelqu'un, fût-ce un inconnu. Elle pouvait peut-être l'aider.

Elle prit sa tasse de thé et se leva, s'approcha de la table de l'inconnu et s'adressa doucement à lui :

- Bonjour monsieur... excusez-moi de vous déranger de la sorte... je... puis-je m'asseoir près de vous ?
- Euh... oui, bien sûr, répondit-il, visiblement surpris.

 Laura hésitait, ne sachant comment aborder la question. Elle reprit :
- Vous avez l'air si triste... Je me demandais si je pouvais vous aider.
- M'aider ? Je ne vois pas comment, malheureusement. Ma fiancée m'a quitté ce matin. Nous devions nous marier samedi prochain. Alors vous voyez... vous ne pouvez pas m'aider !
- Je suis désolée pour vous... Acceptez-vous que je vous tienne compagnie ?
- Eh bien... je suppose que je n'ai rien de mieux à faire. Si vous souhaitez vraiment rester avec un homme aussi terne que moi !

Laura s'installa, et fit plus ample connaissance avec le jeune homme. Ils discutèrent un bon moment, et se découvrirent des tas de points communs.

***

Quatre semaines plus tard, un samedi, en début d'après-midi, Jérôme attendait devant la mairie. Ils avaient pris la décision, Laura et lui, de ne pas se voir les derniers jours précédant le mariage, de manière à ce que chacun d'eux puisse se préparer tranquillement, sans stress, à l'abri de la maison parentale. Ils s'étaient donné rendez-vous devant la mairie, une demi-heure avant l'heure prévue pour la cérémonie, pour pouvoir accueillir leurs invités. Les parents de Jérôme étaient là, venus avec leur fils, mais aussi ses deux témoins et ses amis. Il y avait également la famille de Laura, ses parents, frères et sœurs, ainsi que ses amis, notamment ses témoins, sa meilleure amie et son beau-frère, qu'elle appréciait particulièrement. Mais Laura, elle, se faisait attendre.

A quelques minutes de l'heure prévue pour le mariage, elle n'était toujours pas arrivée. Jérôme l'avait déjà appelée au moins dix fois sur son téléphone portable, chez elle... sans succès. Tous les invités étaient là et commençaient à s'inquiéter sérieusement. Sa sœur était retournée chez elle pour refaire le trajet en sens inverse, en espérant la trouver sur le chemin ; elle avait peut-être eu un accident ?
Soudain, le téléphone de Jérôme sonna. Le jeune homme décrocha précipitamment en lisant le prénom sur l'écran. C'était Laura. Elle lui dit qu'elle avait un tout petit peu de retard, et les enjoignait tous à entrer dans la salle des mariages, elle les rejoindrait directement là-bas. Jérôme poussa un soupir de soulagement, se détendit et courut prévenir les familles et les invités. Tous entrèrent dans la salle des mariages, visiblement rassurés. La mariée était en retard. C'était tout. Elle en avait tout à fait le droit : c'était son jour, et la cérémonie ne commencerait pas sans elle.

Quelques minutes plus tard, Laura descendit de voiture et entra dans la mairie. Elle monta les marches de l'escalier d'honneur qui menait à la salle des mariages et entra dans la pièce, visiblement satisfaite de voir tout le monde déjà installé. Les invités étaient volubiles, gais, impatients d'assister à l'événement. Quant elle entra, tous se firent extraordinairement silencieux, l'ambiance retomba d'un coup, comme une chape de plomb qui aurait recouvert brusquement toute l'assemblée. A l'entrée de la mariée, tous poussèrent un profond soupir de soulagement, immédiatement suivi d'un murmure de désapprobation. Elle était vêtue d'une robe-bustier rouge sang, très décolletée, à mille lieues de la robe ivoire qu'elle avait choisie avec sa meilleure amie et sa sœur, plusieurs mois auparavant. Mais le changement ne s'était pas arrêté là. Un regard sournois assombrissait son visage d'ordinaire si doux. Jérôme n'en revenait pas. Mais surtout, surtout... elle n'était pas seule. A côté d'elle se tenait son nouveau meilleur ami, celui-là même qu'elle avait rencontré un mois auparavant, et qu'elle n'avait jamais pris le temps ni la peine de présenter à Jérôme.
Elle s'avança jusque devant le bureau du maire, et regarda son fiancé d'un air suffisant, méprisant.

- Tu es là aussi ? Plus on est de fous...

Jérôme n'en croyait pas ses yeux. Cette femme, devant lui, n'était plus celle qu'il avait aimée, celle qu'il s'apprêtait à épouser. L'adjoint au maire, d'ailleurs, ne savait plus trop ce qui se passait, ni qui il devait marier. Il s'apprêtait à poser la question, quand Laura le devança et lui dit :

- A propos, Monsieur le Maire, c'est possible de modifier le nom du marié, sur les papiers ? J'ai finalement changé d'avis. Jérôme ne me convient plus du tout. Je vais me marier avec Geoffrey. Il a su révéler la vraie femme qui était en moi.

Jérôme ferma les yeux et posa ses mains sur son visage, persuadé qu'il s'agissait d'un cauchemar. Une image lui revenait sans cesse en mémoire, depuis l'entrée de sa désormais ex-fiancée dans la salle : celle de Dracula (sous les traits de Gary Oldman) pervertissant Mina (Winona Ryder dans le film de Coppola). Il espérait se réveiller, mais quand il retira ses mains de son visage et qu'il rouvrit les yeux, il ne put que constater l'évidence : la femme à qui , le matin encore, il s'apprêtait à donner sa vie, avait changé du tout au tout ; il ne reconnaissait rien en celle qu'elle était devenue.
Il se leva silencieusement, dignement. Sans un regard pour celle qui le laissait ainsi tomber en ce jour si important, sans un mot, il se dirigea lentement vers la sortie, suivi de ses parents, de ses amis et des autres invités.
Dans l'incompréhension la plus totale, toute la noce se retrouva dehors, autour de Jérôme abasourdi, éberlué, hébété.

***

Le lendemain matin, Jérôme se réveilla dans son appartement, souriant. Il avait passé une excellente nuit, son plan avait marché à merveille. Il s'était débarrassé de Laura, et était particulièrement fier du résultat. Il avait réussi à l'obliger à rompre les fiançailles, tout en sauvant les apparences. Elle devait maintenant être au trente-sixième dessous, mais Jérôme n'en avait cure. La seule chose qui lui importait maintenant, c'était de pouvoir recommencer à faire l'amour avec Geoffrey, son "âme sœur", son complice de la veille, son amant, sa moitié, qui l'avait rejoint au cours de cette "nuit de noces" un peu spéciale. En toute impunité.

Amélie Platz, 14 septembre 2011.

C'était ma participation au jeu d'Eiluned, Rendez-vous avec un mot, et cette semaine, il s'agissait de "pervertir" !

6 commentaires:

  1. Oh la la elle est terrible cette fin ! Pauvre Laura !!!

    RépondreSupprimer
  2. Sauf que... la fin, c'est demain, avec le jeu de Leiloona !

    RépondreSupprimer
  3. quelle belle progression dans ce texte
    un vrai plaisir
    et cette chute...
    qui n'est que provisoire...
    semble-t-il

    RépondreSupprimer
  4. Bouh, j'ai lu la fin ci-dessus mais je dois dire que le cauchemar est présent partout ! ce doit être encore plus terrible ce genre de révélation avant un mariage ! Bravo Amélie !

    RépondreSupprimer
  5. Euh ...Oh les mecs...enfin je vais aller lire la fin parce que !!! grrrr

    RépondreSupprimer
  6. J'ai lu la fin avant de lire cet épisode, mais je suis ébahie par le rythme et la fraicheur du texte qui nous scotche sur place.

    RépondreSupprimer