dimanche 23 octobre 2011

8 route de Sélestat, ce jour-là


L'atelier de Gwen est maintenant bi-mensuel, et je ne peux pas toujours y participer. Manque de temps, de motivation, d'inspiration parfois aussi... Cette fois-ci, Gwen nous a concocté un exercice qui paraissait simple au premier regard. Voici la consigne :

Grâce à Jacques Prévert, nous savons ce qui s’est passé rue de Siam « ce jour-là »* mais qu’est-il arrivé rue de l’Observatoire à Paris ou rue des Fougères à Trifouillis les Perlouses?

Choisissez un nom de rue et racontez ce qui s’est passé « ce jour-là… ». En poésie ou en prose, comme vous voulez…


Elle fait là allusion au poème "Barbara", que je connais par cœur dans la version chantée par les Frères Jacques, qui parle des 165 bombardements de Brest entre juin 1940 et septembre 1944. Le texte que nous devons écrire pour cette semaine doit se situer entre ces deux dates. Je ne sais pas ce qui s'est passé exactement pour Joseph. Il était tellement marqué par cette période douloureuse de sa vie qu'il n'en a pratiquement jamais parlé à ses enfants et petits-enfants. Nous ne connaissons donc que quelques bribes de cette difficile histoire. J'ai donc brodé, en imaginant ce que ça avait peut-être pu être. Je suis sans doute loin, très, très loin de la réalité. Voici mon texte :

Ce jour-là

Rappelle-toi, Joseph, ce matin-là... route de Sélestat, l'armée Allemande quittait le village, emmenant les incorporés de force vers le front de l'Est.

Rappelle-toi, tu avais 18 ans, tu n'avais pas le choix, c'était ça ou le peloton. Et pourtant, c'est bien "malgré toi" que tu es parti, combattre les Russes pour l'ennemi.

Rappelle-toi, là-bas, dans le froid de la toundra, dans la neige et le vent, tu n'avais pas grand-chose à te mettre sur le dos. Les uniformes, les chaussures, ça, c'était pour les Allemands, les vrais. Vous, tes camarades et toi, vous n'étiez que de la chair à canon, en première ligne.

Rappelle-toi, là-bas, tu n'avais pas le choix. Il fallait obéir, il fallait tirer sur les frères russes, ceux qui combattaient du même côté que toi avant l'incorporation de force.

Rappelle-toi, rappelle-toi ce char que tu as vu, au loin. Les Russes étaient là, les alliés de ton pays... et tu savais qu'ils allaient ouvrir le feu. Tu le savais bien, que ce serait eux ou toi. Que celui qui survivrait, dans cet affrontement de chars, de blindés, ce serait celui qui tirerait le premier...

Rappelle-toi, ce jour-là, où tu sauvas ta vie par ta présence d'esprit ; où ta rapidité te permit de te sauver. Rappelle-toi combien tu as souffert, d'être un meurtrier. Tu nous l'as dit : c'était eux ou toi.

Rappelle-toi, ton silence à ton retour au village. La souffrance et la culpabilité. L'incompréhension, les suspicions de collaboration. Oh tu n'as rien dit, non. Trop douloureux. Trop honteux. Trop difficile aussi, de mettre des mots sur cette réalité.

Bien plus tard, trop tard pour beaucoup, vous avez été enfin reconnus, vous, les "Malgré-nous".

Amélie Platz, 22 octobre 2011.

A partir de l'été 1942, les Allemands rendirent le service militaire obligatoire en Alsace et en Moselle. A cette époque, le service militaire équivalait à l'engagement sur le front, et les soldats étaient envoyés là où l'armée allemande avait besoin d'eux. Plus de 100.000 Alsaciens et 30.000 Mosellans furent donc incorporés de force dans l'armée ennemie, la plupart sur le front russe, comme Joseph, le grand-père de mon mari, mais beaucoup d'autres en Normandie, où ils combattirent les Américains, Anglais et Canadiens au moment du Débarquement. Un certain nombre d'entre eux désertèrent l'armée allemande, vivant alors cachés dans les fermes, les villages, à la merci des dénonciations de ceux de leurs compatriotes qui les voyaient comme des collaborateurs. Après la guerre, beaucoup vécurent donc aussi l'épuration, le mépris, la haine de ceux qui avaient été occupés.
Certains s'engagèrent aussi dans la Résistance. Tous souffrirent beaucoup, obligés qu'ils étaient à combattre leur propre pays.
Joseph n'a jamais raconté que par bribes ce qui lui était arrivé. Il est mort un peu plus d'un an avant mon mariage, et je n'ai jamais eu la joie de le rencontrer.

1 commentaire:

  1. j'ai lu ton texte chez Gwen dans l'après-midi mais je n'avais pas eu le temps de passer, ces malgré-nous ont eu un destin tragique et incompris ! (Courlande, le livre de Kauffmann en parle un peu à un moment). Très beau texte comme toujours !

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