Inès avait mis le réveil
très tôt. Elle avait décidé de partir. De rentrer chez elle. La
douleur, malgré la douceur de Cécilia et l'accompagnement
bienveillant du Père Jean-Baptiste, était trop grande et lui
semblait insurmontable. Cela faisait une semaine qu'elle était là,
et elle n'avançait pas d'un pouce. La technique et la thérapie
utilisées au sein de la communauté pour lui permettre d'avancer ne
lui allaient visiblement pas. C'était normal, d'ailleurs ! Pourquoi
vouloir calquer les mêmes méthodes sur toutes les femmes, pourtant
toutes différentes avec des histoires aussi diverses ? Il y avait
quelque chose qu'elle ne comprenait pas, mais ce qu'elle savait,
c'est qu'elle n'avait pas vraiment envie de creuser, de comprendre.
C'était trop dur.
Elle descendit à la
cuisine, se fit une tartine de pain, se versa un verre de jus de
fruit et sortit de l'hôtellerie. Tous dormaient encore, il était à
peine 4 heures du matin. Elle connaissait bien les horaires de la
communauté, maintenant, et savait que bientôt, ce serait l'heure
des Laudes. Elle devait être partie avant. Elle quitta la cuisine et
se dirigea vers le vaste hall d'entrée, à côté du bureau de la sœur hospitalière, celle qui accueillait les arrivantes. Elle jeta
un rapide coup d’œil à l'intérieur, le mazarin trônait au beau
milieu de la pièce, et, au fond, une bibliothèque dans le même
style supportait quelques livres reliés, soigneusement rangés. La
pièce était déserte à cette heure, et Inès respira. Elle voulut
ouvrir la grande porte qui donnait sur l'allée conduisant à
l'extérieur, mais celle-ci était verrouillée, et elle ne savait
pas où se trouvait la clé. Il lui restait une solution : la fenêtre
du bureau donnant sur le jardin. En espérant qu'elle pourrait
l'ouvrir sans trop de bruit. Elle retourna dans la pièce et ouvrit
sans difficulté la fenêtre, l'enjamba et sauta à l'extérieur, sur
le petit tertre qui se trouvait à l'avant de la bâtisse. Elle était
dehors, libre.
Elle fut prise d'une joie
exubérante, comme si elle pouvait enfin respirer. Libre. Il était
tôt, très tôt. L'atmosphère froide et brumeuse du petit matin
d'octobre la fit frissonner, mais étonnamment, elle se sentait bien,
dans ce monde vaporeux, cotonneux, la masquant aux yeux de tous. Si
une sœur, le prêtre ou une autre femme était sortis à ce
moment-là, elle serait restée invisible, comme transparente. Elle
fit quelques pas, hésitant sur la direction à prendre. A gauche, la
ville, sa grisaille, sa noirceur, qui telle un cloaque semblait prête
à l'assimiler, l'engloutir, l'embourber, la submerger. A droite, la
forêt, les feuilles mortes d'automne, l'humidité et la douceur des
tapis de mousse sous les fougères... C'était la saison des
châtaignes, celle où elle passait du temps, enfant, à casser les
bogues pour récolter les précieux fruits qu'elle faisait griller à
leur retour avec son père, dans la vaste cheminée en pierre du
salon. Elle sourit à cette évocation, se souvenant aussi de cette
journée où, en rentrant d'une de leurs sorties, son père lui avait
montré un petit hérisson. Elle avait voulu l'emmener, pour le
montrer à ses frères et sœurs, mais son père avait tendrement
refusé, lui expliquant que c'était un bébé qui avait encore
besoin de sa maman, qu'elle ne pouvait pas le lui enlever comme ça,
parce qu'il serait très malheureux, tout seul.
"Mais je peux être
sa maman ! Je peux m'occuper de lui, le nourrir, je pourrai lui
donner de la laitue, des feuilles, des fruits, dis papa, ça mange
quoi, un hérisson ?"
Aujourd'hui, elle ne se
rappelait pas la réponse qu'il lui avait donnée à l'époque. Mais
ce souvenir la pétrifia sur place, parce que la suite lui revint en
mémoire brusquement. Elle était rentrée avec son père, et s'était
élancée vers sa mère, avec l'enthousiasme de l'enfance. Elle lui
avait raconté sa journée, montré les châtaignes, elle lui avait
parlé du hérisson, des fougères, des grands arbres et des
champignons qu'elle avait vus sur les souches, de la mousse si douce
et de ce que son père lui avait raconté à propos de la manière de
retrouver son chemin en forêt, rien qu'en observant le tronc des
arbres. La mousse pousse toujours plus du côté nord...
Elle s'était heurtée à
l'indifférence de sa mère. Celle-ci avait semblait-il écouté le
récit de sa fille, et quand Inès lui avait demandé pour la
troisième fois si elle était d'accord pour accueillir le hérisson
chez elle, elle l'avait cruellement giflée. Sans raison.
Inès ne comprenait pas.
Ne voulait pas comprendre. Tout était si obscur, soudain. Elle
s'assit à même le sol humide et froid, dans l'allée menant à
l'hôtellerie. Puis elle s'allongea. Se recroquevilla sur elle-même.
Telle un bébé, un tout petit enfant, elle était là, dans le froid
et l'humidité de ce matin d'octobre, tentant de refouler les
souvenirs, qui, tels des virgules dans un texte, l'emmenaient
toujours plus loin dans la douleur, dans la souffrance, sans lui
donner trop de temps pour se poser, pour respirer. Elle resta là un
moment, sans bouger. Elle se voyait dériver. Elle était un oiseau
dans les airs, une jonque avançant vers la grande pagode, une
feuille tombant sur le sol... elle dérivait, l'esprit détaché du
corps. Elle était bien. Seule, loin, sans souffrance, sans
obligations, sans pression. Elle voulait rester là, dans cet état
second, coupée du monde. Elle était bien. Elle était avec les
immortels. L'un d'eux, un homme, sans visage et vêtu de blanc,
s'approcha d'elle. Tout le reste autour de lui s'estompa, dans une
grande lumière. Elle ne distinguait pas ses traits, mais elle savait
qu'il était bon, qu'il l'aimait et qu'il la prendrait dans ses bras.
Elle se laissa aller contre lui, oui, elle était bien. Un immense
bonheur l'envahit, elle était comblée, emplie d'amour, de lumière,
d'espoir. Plus jamais elle ne serait seule. Cet amour était vivant,
vibrant, indéfectible, d'une puissance infinie. Elle aurait voulu
rester là, toujours, auprès de lui, contre lui. C'était là
qu'elle était le mieux, là qu'elle était vivante. Elle savait qui
était cet homme, même si elle ne pouvait voir ses traits. Elle
savait aussi que désormais, elle allait passer le reste de sa vie à
le chercher. Il l'aimait, de cela elle était sûre, certaine. Et
elle savait aussi qu'elle ne pouvait pas rester.
Elle sentit la morsure du
froid sur son corps, le retour fut douloureux, difficile, exigeant.
Elle frictionna ses mains l'une contre l'autre, elles étaient
engourdies, glacées, presque gelées. Elle sourit. L'instinct de
survie était décidément toujours le plus fort. Elle se releva avec
peine, ses jambes et son dos endoloris la portant difficilement.
Après quelques instants, Inès, debout, se dirigea vers
l'hôtellerie. C'était là qu'elle était le mieux. Ce retour en
arrière venait de lui faire comprendre ce qui se passait, ce qui la
paralysait, ce qui la tuait à petit feu. Elle se savait au fond du
gouffre, mais elle était justement au meilleur endroit possible pour
pouvoir remonter à la surface.
A cinq heures, elle
remontait les marches du perron et sonnait à la porte. Elle savait
qu'à cette heure-là, les soeurs étaient déjà levées, l'une
d'elles viendrait forcément lui ouvrir. Elle retournerait dans sa
cellule en attendant l'heure de la prière du matin. Puis elle
rejoindrait le groupe et demanderait un entretien avec Cécilia. Elle
était en miettes, mais elle savait désormais où se trouvait les
morceaux du puzzle. Le travail serait encore long, parce qu'elle
était entièrement à reconstruire, mais elle était remplie
d'espoir. La communauté était prête à l'aider, et elle avait
maintenant toute sa vie pour le chercher. Elle finirait par le
trouver. Le reste n'avait plus aucune importance.
Amélie Platz, 21
octobre 2011
Voici ma participation au
jeu d'Olivia, Des mots, une histoire. Les mots de la semaine étaient
:
réveil
– calquer – mazarin – technique – tertre – châtaigne –
douceur – cloaque – indifférence – cruellement – mère –
tartine – pagode – virgule – hérisson – retour – laitue –
exubérant – forêt – livre – vaporeux – immortels
On ne les voit pas, les mots imposés. Tu tiens là un bon personnage, dis-moi ! :-)
RépondreSupprimerJe viens lire la suite de l' histoire d' Inès en oubliant instantanément le but du jeu. C' est tellement bien écrit !
RépondreSupprimer@ Olivia : J'espère que je pourrai développer, elle me plaît bien, cette histoire !
RépondreSupprimer@ Pierrot Bâton : Je vais rougir... Merci !
Il faut continuer le récit, on s'y laisse prendre.
RépondreSupprimer@ Zoé : Oui, je crois que je vais m'y laisser prendre aussi, et que cette histoire va continuer encore un petit moment !
RépondreSupprimerC'est vrai que je ne me suis même pas aperçue des mots imposés. La souffrance du personnage est très bien décrite et l'on comprend le poids de son passé.
RépondreSupprimer@ Claudia : Merci ! J'ai quand même eu du mal avec certains mots... (virgule... qui est allé proposer un mot pareil, hein ??? :) )
RépondreSupprimerL indifférence et la cruauté d'une mère peut faire énormément souffrir . Une nouvelle vie bientôt pour Inès si elle reussit a surmonter ses souvenirs d' enfance ?
RépondreSupprimerLe texte est réaliste et on vit vraiment la scène. On a envie de lire la suite sans attendre. :-)
RépondreSupprimerPrenante l'histoire, on suit le parcours d'Inès, un livre est en route.. ou bien c'est un extrait... Inès doit avoir sa suite...
RépondreSupprimermerci pour cet écrit
Bonne journée
@mitié
Je viens de lire tes 3 épisodes, j'ai oublié tout ce qui m'entoure, je me sens comme quand je referme un livre momentanément parce que j'y suis obligée... Merci.
RépondreSupprimerhistoire prenante
RépondreSupprimerbravo
@ Valentyne : Qui sait ? L'espoir est permis ! :)
RépondreSupprimer@ Ceriat : Merci ! Et pour la suite, je m'y emploie, mais c'est loin d'être évident !
@ Covix : De rien :) ! Un livre ? je ne suis pas convaincue qu'il y ait matière !
@ Rêva et 32 Octobre : Merci ! J'espère que la suite sera aussi prenante !