vendredi 21 octobre 2011

A l'hotellerie de l'abbatiale (3)




Inès avait mis le réveil très tôt. Elle avait décidé de partir. De rentrer chez elle. La douleur, malgré la douceur de Cécilia et l'accompagnement bienveillant du Père Jean-Baptiste, était trop grande et lui semblait insurmontable. Cela faisait une semaine qu'elle était là, et elle n'avançait pas d'un pouce. La technique et la thérapie utilisées au sein de la communauté pour lui permettre d'avancer ne lui allaient visiblement pas. C'était normal, d'ailleurs ! Pourquoi vouloir calquer les mêmes méthodes sur toutes les femmes, pourtant toutes différentes avec des histoires aussi diverses ? Il y avait quelque chose qu'elle ne comprenait pas, mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle n'avait pas vraiment envie de creuser, de comprendre. C'était trop dur.

Elle descendit à la cuisine, se fit une tartine de pain, se versa un verre de jus de fruit et sortit de l'hôtellerie. Tous dormaient encore, il était à peine 4 heures du matin. Elle connaissait bien les horaires de la communauté, maintenant, et savait que bientôt, ce serait l'heure des Laudes. Elle devait être partie avant. Elle quitta la cuisine et se dirigea vers le vaste hall d'entrée, à côté du bureau de la sœur hospitalière, celle qui accueillait les arrivantes. Elle jeta un rapide coup d’œil à l'intérieur, le mazarin trônait au beau milieu de la pièce, et, au fond, une bibliothèque dans le même style supportait quelques livres reliés, soigneusement rangés. La pièce était déserte à cette heure, et Inès respira. Elle voulut ouvrir la grande porte qui donnait sur l'allée conduisant à l'extérieur, mais celle-ci était verrouillée, et elle ne savait pas où se trouvait la clé. Il lui restait une solution : la fenêtre du bureau donnant sur le jardin. En espérant qu'elle pourrait l'ouvrir sans trop de bruit. Elle retourna dans la pièce et ouvrit sans difficulté la fenêtre, l'enjamba et sauta à l'extérieur, sur le petit tertre qui se trouvait à l'avant de la bâtisse. Elle était dehors, libre.

Elle fut prise d'une joie exubérante, comme si elle pouvait enfin respirer. Libre. Il était tôt, très tôt. L'atmosphère froide et brumeuse du petit matin d'octobre la fit frissonner, mais étonnamment, elle se sentait bien, dans ce monde vaporeux, cotonneux, la masquant aux yeux de tous. Si une sœur, le prêtre ou une autre femme était sortis à ce moment-là, elle serait restée invisible, comme transparente. Elle fit quelques pas, hésitant sur la direction à prendre. A gauche, la ville, sa grisaille, sa noirceur, qui telle un cloaque semblait prête à l'assimiler, l'engloutir, l'embourber, la submerger. A droite, la forêt, les feuilles mortes d'automne, l'humidité et la douceur des tapis de mousse sous les fougères... C'était la saison des châtaignes, celle où elle passait du temps, enfant, à casser les bogues pour récolter les précieux fruits qu'elle faisait griller à leur retour avec son père, dans la vaste cheminée en pierre du salon. Elle sourit à cette évocation, se souvenant aussi de cette journée où, en rentrant d'une de leurs sorties, son père lui avait montré un petit hérisson. Elle avait voulu l'emmener, pour le montrer à ses frères et sœurs, mais son père avait tendrement refusé, lui expliquant que c'était un bébé qui avait encore besoin de sa maman, qu'elle ne pouvait pas le lui enlever comme ça, parce qu'il serait très malheureux, tout seul.
"Mais je peux être sa maman ! Je peux m'occuper de lui, le nourrir, je pourrai lui donner de la laitue, des feuilles, des fruits, dis papa, ça mange quoi, un hérisson ?"

Aujourd'hui, elle ne se rappelait pas la réponse qu'il lui avait donnée à l'époque. Mais ce souvenir la pétrifia sur place, parce que la suite lui revint en mémoire brusquement. Elle était rentrée avec son père, et s'était élancée vers sa mère, avec l'enthousiasme de l'enfance. Elle lui avait raconté sa journée, montré les châtaignes, elle lui avait parlé du hérisson, des fougères, des grands arbres et des champignons qu'elle avait vus sur les souches, de la mousse si douce et de ce que son père lui avait raconté à propos de la manière de retrouver son chemin en forêt, rien qu'en observant le tronc des arbres. La mousse pousse toujours plus du côté nord...
Elle s'était heurtée à l'indifférence de sa mère. Celle-ci avait semblait-il écouté le récit de sa fille, et quand Inès lui avait demandé pour la troisième fois si elle était d'accord pour accueillir le hérisson chez elle, elle l'avait cruellement giflée. Sans raison.

Inès ne comprenait pas. Ne voulait pas comprendre. Tout était si obscur, soudain. Elle s'assit à même le sol humide et froid, dans l'allée menant à l'hôtellerie. Puis elle s'allongea. Se recroquevilla sur elle-même. Telle un bébé, un tout petit enfant, elle était là, dans le froid et l'humidité de ce matin d'octobre, tentant de refouler les souvenirs, qui, tels des virgules dans un texte, l'emmenaient toujours plus loin dans la douleur, dans la souffrance, sans lui donner trop de temps pour se poser, pour respirer. Elle resta là un moment, sans bouger. Elle se voyait dériver. Elle était un oiseau dans les airs, une jonque avançant vers la grande pagode, une feuille tombant sur le sol... elle dérivait, l'esprit détaché du corps. Elle était bien. Seule, loin, sans souffrance, sans obligations, sans pression. Elle voulait rester là, dans cet état second, coupée du monde. Elle était bien. Elle était avec les immortels. L'un d'eux, un homme, sans visage et vêtu de blanc, s'approcha d'elle. Tout le reste autour de lui s'estompa, dans une grande lumière. Elle ne distinguait pas ses traits, mais elle savait qu'il était bon, qu'il l'aimait et qu'il la prendrait dans ses bras. Elle se laissa aller contre lui, oui, elle était bien. Un immense bonheur l'envahit, elle était comblée, emplie d'amour, de lumière, d'espoir. Plus jamais elle ne serait seule. Cet amour était vivant, vibrant, indéfectible, d'une puissance infinie. Elle aurait voulu rester là, toujours, auprès de lui, contre lui. C'était là qu'elle était le mieux, là qu'elle était vivante. Elle savait qui était cet homme, même si elle ne pouvait voir ses traits. Elle savait aussi que désormais, elle allait passer le reste de sa vie à le chercher. Il l'aimait, de cela elle était sûre, certaine. Et elle savait aussi qu'elle ne pouvait pas rester.

Elle sentit la morsure du froid sur son corps, le retour fut douloureux, difficile, exigeant. Elle frictionna ses mains l'une contre l'autre, elles étaient engourdies, glacées, presque gelées. Elle sourit. L'instinct de survie était décidément toujours le plus fort. Elle se releva avec peine, ses jambes et son dos endoloris la portant difficilement. Après quelques instants, Inès, debout, se dirigea vers l'hôtellerie. C'était là qu'elle était le mieux. Ce retour en arrière venait de lui faire comprendre ce qui se passait, ce qui la paralysait, ce qui la tuait à petit feu. Elle se savait au fond du gouffre, mais elle était justement au meilleur endroit possible pour pouvoir remonter à la surface.
A cinq heures, elle remontait les marches du perron et sonnait à la porte. Elle savait qu'à cette heure-là, les soeurs étaient déjà levées, l'une d'elles viendrait forcément lui ouvrir. Elle retournerait dans sa cellule en attendant l'heure de la prière du matin. Puis elle rejoindrait le groupe et demanderait un entretien avec Cécilia. Elle était en miettes, mais elle savait désormais où se trouvait les morceaux du puzzle. Le travail serait encore long, parce qu'elle était entièrement à reconstruire, mais elle était remplie d'espoir. La communauté était prête à l'aider, et elle avait maintenant toute sa vie pour le chercher. Elle finirait par le trouver. Le reste n'avait plus aucune importance.

Amélie Platz, 21 octobre 2011

Voici ma participation au jeu d'Olivia, Des mots, une histoire. Les mots de la semaine étaient :
réveil – calquer – mazarin – technique – tertre – châtaigne – douceur – cloaque – indifférence – cruellement – mère – tartine – pagode – virgule – hérisson – retour – laitue – exubérant – forêt – livre – vaporeux – immortels

13 commentaires:

  1. On ne les voit pas, les mots imposés. Tu tiens là un bon personnage, dis-moi ! :-)

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  2. Je viens lire la suite de l' histoire d' Inès en oubliant instantanément le but du jeu. C' est tellement bien écrit !

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  3. @ Olivia : J'espère que je pourrai développer, elle me plaît bien, cette histoire !
    @ Pierrot Bâton : Je vais rougir... Merci !

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  4. Il faut continuer le récit, on s'y laisse prendre.

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  5. @ Zoé : Oui, je crois que je vais m'y laisser prendre aussi, et que cette histoire va continuer encore un petit moment !

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  6. C'est vrai que je ne me suis même pas aperçue des mots imposés. La souffrance du personnage est très bien décrite et l'on comprend le poids de son passé.

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  7. @ Claudia : Merci ! J'ai quand même eu du mal avec certains mots... (virgule... qui est allé proposer un mot pareil, hein ??? :) )

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  8. L indifférence et la cruauté d'une mère peut faire énormément souffrir . Une nouvelle vie bientôt pour Inès si elle reussit a surmonter ses souvenirs d' enfance ?

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  9. Le texte est réaliste et on vit vraiment la scène. On a envie de lire la suite sans attendre. :-)

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  10. Prenante l'histoire, on suit le parcours d'Inès, un livre est en route.. ou bien c'est un extrait... Inès doit avoir sa suite...
    merci pour cet écrit
    Bonne journée
    @mitié

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  11. Je viens de lire tes 3 épisodes, j'ai oublié tout ce qui m'entoure, je me sens comme quand je referme un livre momentanément parce que j'y suis obligée... Merci.

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  12. @ Valentyne : Qui sait ? L'espoir est permis ! :)
    @ Ceriat : Merci ! Et pour la suite, je m'y emploie, mais c'est loin d'être évident !
    @ Covix : De rien :) ! Un livre ? je ne suis pas convaincue qu'il y ait matière !
    @ Rêva et 32 Octobre : Merci ! J'espère que la suite sera aussi prenante !

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