vendredi 14 octobre 2011

A l'hôtellerie de l'abbatiale (1)

L'abbatiale avait ouvert une hôtellerie, accueillant celles qui en faisaient la demande. Il s'agissait uniquement de femmes, la plupart en recherche ; certaines étaient à un tournant de leur vie, d'autres se posaient des questions... toutes avaient besoin d'un temps, que seule l'Église pouvait leur donner, pour tenter de discerner ce qui était le mieux, pour elles et leurs familles, le plus souvent, pour retrouver l'essentiel.
Inès faisait partie de ces femmes, elle était arrivée le matin, et ne savait pas trop quoi faire. La religieuse préposée à l'accueil l'avait conduite là, dans cette grande salle à la décoration un peu austère, mais que la présence de la cheminée rendait un peu plus chaleureuse, et Inès avait pris place sur une des chaises qui entouraient la grande table de style monastère, capable d'accueillir une bonne dizaine de convives. Au-dessus de la cheminée, située au centre du mur, se trouvait un triptyque magnifique racontant, sur trois volets, la passion du Christ. La jeune femme observa le décor qui l'entourait, surprise d'y voir également des symboles païens : une licorne surplombait la porte par laquelle elle était entrée, et la jeune femme sourit en la voyant. Elle lui faisait penser à ces gargouilles, monstres et autres dragons issus du bestiaire moyenâgeux qui ornent les églises et cathédrales. Mais une licorne, c'était la première fois qu'elle en voyait une.

La religieuse qui l'avait accueillie lui avait parlé avec une voix très douce et beaucoup de délicatesse. Elle lui avait aussi apporté de quoi patienter : c'était l'heure de la collation du matin, et Inès avait apprécié les biscuits que la jeune religieuse avait déposé sur la table. Ils étaient accompagnés d'une petite théière, et Inès, même si elle aurait préféré un remontant un peu plus costaud, comme un brandy, un guignolet ou une eau de vie, se servit avec enthousiasme. Le thé lui rappelait ses années passées en Écosse et en Irlande, où elle avait fait ses études et travaillé pendant quelques années. Elle était rentrée en France, et sa vie avait pris une tournure qui la laissait désemparée, presque abattue. Elle se lécha les doigts pour ne pas perdre une once de l'excellente confiture qui faisait office de glaçage sur les biscuits, et se leva de la chaise où elle était assise. Elle fit le tour de la pièce, en se demandant ce qu'elle allait maintenant faire de sa vie. Elle était à un tournant, et en avait marre des circonvolutions que faisait son quotidien. Il lui semblait que sous le prétexte de gagner sa vie, elle avait pris des décisions qui la coupaient de plus en plus de ce qui en faisait l'essence même et elle se trouvait maintenant dans une sorte d'urgence, l'obligeant à faire des choix importants.

A sa grande surprise, ce n'est pas la religieuse qui revint, mais un prêtre, accompagné d'une autre femme, en « civil » celle-là. Peut-être une autre des femmes accueillies ici ? Inès la dévisagea, comme si elle cherchait à savoir qui se cachait derrière le masque qu'elle portait. Elle se sentait agressive, sur la défensive, comme si elle risquait d'être trahie. Avoir affaire à des religieuses et des prêtres, oui, elle l'acceptait, mais confier sa vie à une autre femme, non soumise, elle, au respect du secret, lui posait de sérieux problèmes. Elle se rendit compte qu'elle n'était pas prête à parler, c'était trop tôt. Pourtant, il était indispensable qu'elle fasse le point sur sa vie. Elle avait l'impression d'être à bord d'une voiture hybride, roulant à tombeau ouvert sur une route humide. Le dérapage incontrôlé et l'arrivée dans l'un des platanes du bord de la route semblait inévitable, mais pour l'heure, la voiture roulait encore et il lui suffisait de ralentir et de redresser pour éviter l'accident. Encore fallait-il qu'elle en ait la volonté. Et cela, ce n'était pas ce qu'il y avait de plus évident.
La femme la dévisageait également, avec un regard bienveillant. Elle se rendit compte immédiatement que la nouvelle venue n'était pas à l'aise et se préparait à sortir de la pièce. Mais le prêtre la retint d'un regard.

« Inès, c'est ça ?
- Oui, répondit-elle.
- Puis-je vous demander ce qui vous amène ici ?
- J'en sais rien. Mais j'en ai marre de ma vache de vie, j'sais plus où j'vais. Mais j'vous préviens : j'veux pas lui parler, à elle.
- C'est dommage. Je me proposais pourtant de faire d'elle votre guide dans cette maison.
- Et puis quoi encore ? J'ai pas confiance. Vous, en tant que curé, vous avez le droit de rien dire, mais elle, c'est pas la même chose.
- Ne rien dire à propos de quoi ?
- De c'que j'pourrais vous raconter, tiens ! Mais j'vous préviens, si quelqu'un raconte quoi que ce soit de c'que j'dirai, j'vais l'suriner grave qu'il s'en r'mettra pas ! J'peux aussi lui coller un' chataîgne que ça f'ra mal au destinataire ! »

Le prêtre sourit sans répondre. Inès était une écorchée, il le voyait clairement, et il aurait beau lui parler, il faudrait du temps pour qu'elle accepte de s'ouvrir.

« Je peux vous demander ce que vous êtes venue chercher ici ? reprit-il
- J'en sais rien, moi, vous êtes marrant, vous ! De l'aide, j'imagine ! C'est pas votre boulot, d'aider les gens ?
- Si, effectivement. Encore faut-il que les gens en question soient prêts à entendre ce que leur dira le Seigneur !
- Le seigneur de quoi ? Qu'est-ce qu'il vient faire là-d'dans, lui ?
- Mais vous êtes dans Sa maison ! En entrant ici, vous faites appel à Lui !
- J'fais appel à personne, moi ! J'me suis toujours débrouillée toute seule, hein ! J'suis pas une looseuse ou une pique-assiette, hein ! Seulement, là, j'sais pas, j'suis paumée, j'sais plus où aller, alors j'suis v'nue là. »

Le prêtre se remit à sourire, de son sourire énigmatique et bienveillant. Il savait qu'Inès était là pour quelques temps, et lui et les religieuses, avec l'aide des femmes accueillies à l'hôtellerie, allaient pouvoir l'aider, même si elle ne le savait pas encore.

(à suivre)

Amélie Platz, 14 octobre 2011


Voici ma participation au jeu d'Olivia, Des mots, une histoire. Cette semaine, les mots à placer étaient les suivants :

triptyque – cheminée – essentiel – biscuit – circonvolution – abbatiale – licorne – porte – masque – destinataire – délicatesse – hybride – douce – guignolet – lécher – désemparé – suriner – châtaigne – vache – platane – dérapage

14 commentaires:

  1. J'ai vraiment l'impression d'être dans la pièce et d'assister à la scène. :-)

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  2. Tu es très inspirée pour cette 43e édition pourtant difficile. On sent le vécu derrière l'introspection d'Inès. Ca sonne juste.

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  3. @ Olivia : Merci :) !
    @ ceriat : J'en suis bien heureuse : c'était le but !
    @ Magic Alice : Ah oui, c'est vrai que c'était difficile ! Bizarrement, c'est pour le mot "vache" que j'ai eu le plus de mal ! Ce mot-là m'a obligée à donner une tout autre tonalité au dialogue et donc à l'histoire que prévu ! Etonnant, non ?

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  4. j'aime bien, il y a du vécut, nous sommes partie prenante dans l'histoire, des témoins... merci
    bonne soirée
    @mitié

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  5. @ covix : Merci ! contente que ça fasse "vrai" ! :)

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  6. A la lecture du début, je ne l'attendais pas à un personne si poignant ! Bien joué, bientôt la suite j'espère ^^

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  7. @ Jul : Merci ! La suite ? Oui, j'espère qu'elle viendra bientôt ! Je pensais profiter du jeu d'Eiluned, mais pour l'instant, le mot rivière ne m'inspire pas de suite à cette histoire-là. On verra demain !

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  8. Une femme à un tournant de sa vie ! Saura t elle négocier ce virage ?

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  9. mmm quel beau moment je viens de passer !
    ton texte est vivant, j'ai envie d'en savoir davantage sur la femme à qui Inès refuse de parler, et je suis ravie de voir qu'il va y avoir une suite !
    chapeau pour ta facilité à mettre les mots imposés

    belle et douce nuit-journée
    mille bisous
    sourire

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  10. Cette abbatiale est très réaliste ! Mais les bonnes soeurs n'ont pas fini d'en voir avec c'te rebelle d'Inès ! La conversion va être difficile... Mais pourquoi pas, on en a vu d'autres...

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  11. elle a visiblement besoin d'aide j'espère qu'elle trouvera ce qu'elle cherche à l'abbatiale :)

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  12. C'est très réaliste, du travail social, de l'écoute et de la méfiance tout y est.

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  13. J' aime vraiment ton écriture.

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