dimanche 9 octobre 2011

Jour de noces (5)

Episodes précédents : 1, 2, 3 et 4

Mariam avança d'un pas décidé dans l'allée centrale de la chapelle. Elle soutint le regard de Charles, assis au fond de la nef. Il ne devait pas savoir combien elle avait été bouleversée quelques secondes auparavant. Non, elle était forte, elle était capable de le défier. De s'en sortir. Il n'avait pas de prise sur elle. Elle savait que sa famille était au courant. Elle l'avait dit à ses parents, ainsi qu'à ceux de Charles. Mais il fallait éviter le scandale. Ne pas salir leur nom. Ne pas compromettre leur réputation. Ils avaient préféré étouffer l'histoire.

Elle en avait pris acte. Désormais, elle n'avait plus de famille. Plus de parents. Ou plutôt, si. Pendant un temps au moins, elle allait jouer leur jeu. Après tout, ils lui devaient bien ça, tous. Elle avait décidé de profiter de la situation. Quand elle avait appris à ses parents qu'elle allait se marier, elle avait senti un véritable soulagement du côté maternel. Du côté de son père, en revanche, c'était un sentiment d'étonnement qui prédominait. Elle savait pourquoi. Il n'avait jamais caché ses opinions. Pour lui, une femme qui arrivait au mariage sans être vierge était une trainée, que cette femme fût sa propre fille ne changeait rien au problème. Toutefois, sachant que la perte de sa virginité était le fait d'un viol modifiait quelque peu la donne. Mais pas forcément dans le sens que Mariam aurait cru. Non, ici, le fait d'avoir été violée ne la posait pas en victime, mais en perdante. Elle n'avait pas su résister, dire non à un homme trop entreprenant. A la honte et la destruction s'ajoutait donc le mépris de son père et l'indifférence de sa mère. Tant que cette histoire n'était pas révélée, tout irait bien et elle pourrait continuer à faire valoir son rang. Un mariage était la meilleure occasion de montrer tout le prestige de la famille, aussi les parents de Mariam avaient-ils mis les petits plats dans les grands pour que cette journée se passe au mieux, qu'elle reste dans les mémoires de tous comme la plus belle fête organisée depuis longtemps.
Mariam avait décidé que tant qu'à faire, mieux valait en profiter. Son futur mari, lui, avait savamment été tenu à l'écart de cette histoire. Il ne fallait surtout pas qu'il soit au courant. Ses parents lui avaient fait promettre le secret. Mais ce qu'ils semblaient ne pas vouloir comprendre, ou prendre en compte, c'est que personne n'est jamais dans le secret d'un couple.

Guillaume et Mariam s'étaient rencontrés deux ans auparavant, lors d'une soirée chez des amis communs. La jeune femme avait tout fait pour échapper à ce qu'elle considérait comme une corvée, mais n'avait pu se soustraire à ce que sa mère considérait comme une obligation. Elle avait fait contre mauvaise fortune bon cœur, et accepté d'y aller. La rencontre avec Guillaume avait été naturelle, franche, étonnante. Immédiatement, elle avait su que c'était lui. Qu'ils ne seraient plus jamais séparés, et que s'il ne pouvait pas effacer le passé, lui, au moins, était capable de l'aider à guérir. Pendant des mois, ils avaient parlé, discuté de ce qu'ils devaient faire, essentiellement à propos du carcan familial dont ils se sentaient tous les deux totalement prisonniers. Elle avait mis des mois, mais elle avait fini par lui parler de son passé. Il avait alors mieux compris certaines de ses réactions et, progressivement, l'avait amenée à accepter de se faire aider.
Deux ans plus tard, elle était là, s'apprêtant à s'unir pour la vie avec Guillaume. Tout irait bien, elle le savait. La journée serait en effet mémorable.

La cérémonie se déroula sans embûches. Il ne pouvait pas y en avoir : les parents de Guillaume, tout comme les siens, avaient fait en sorte que tout se passe bien. C'était le bon côté des choses : ils tenaient tous tellement à leur image et à leur réputation qu'il était impossible qu'il y ait la moindre fausse note durant la journée.
Le cocktail fut à l'image de la cérémonie : parfait, lisse, magnifique. Et à l'initiative des mariés (c'était leur seule demande), la soirée débuta directement par l'ouverture du bal. La première danse fut pour eux seuls, face à tous. L'occasion pour eux de montrer à tous qu'ils s'aimaient. Et avant que la musique ne reprenne, Mariam se dirigea vers le micro, accompagné de son mari, et prit la parole.

"Vous êtes venus ce jour pour assister à notre mariage. Soyez-en tous remerciés. Presque tous, du moins. Un certain nombre d'entre vous sont nos amis sincères, et nous aiment. Nous le savons. Et nous savons aussi que vous nous pardonnerez ce qui va suivre, parce que vous nous comprendrez. Pour les autres, nous savons que vous êtes trop englués dans vos certitudes, que vous êtes trop préoccupés par votre image pour penser un instant à notre bonheur. Nous ne ferons pas de grande déclaration. Nous remercions nos amis de nous avoir accompagnés jusque là.
Nous n'assisterons pas à ce dîner organisé par nos parents pour le seul plaisir de montrer leur classe et leur bon goût, pour le seul bénéfice de leur propre image. Nous partons, définitivement. Ni Guillaume, ni moi, ne nous reconnaissons plus dans nos familles, nous savons que ceux qui nous aiment vraiment nous comprendront et ne nous en voudront pas. D'ailleurs, ils ne sont pas obligés de rester ! Cette danse que nous venons d'exécuter devant vous est pour nous la dernière. Vous pouvez continuer, sans nous. Quand une famille n'est même pas capable de soutenir, d'aider l'un de ses membres par crainte de voir son image ternie en cas de révélation d'un scandale, cette personne ne peut que prendre acte et quitter cette famille toxique. C'est ce que nous avons décidé de faire. Papa, maman, vous vouliez une soirée inoubliable ? Vous voyez : nous avons exaucé votre souhait. Elle le sera forcément."

Depuis le début du petit discours de Mariam, ses parents et ceux de Guillaume voyaient la terre s'ouvrir devant eux, sous leurs pieds. Tous les regards s'étaient dirigés vers eux au moment où Mariam les avait évoqués. La honte se lisait sur leurs visages, les quelques amis des mariés présents voyaient enfin la vérité se faire jour, et y prenaient visiblement grand plaisir. Dès que Mariam rendit le micro à l'animateur de la soirée, des applaudissements, de plus en plus nourris, commencèrent dans un coin de la salle immense qui avait été louée et décorée avec soin pour l'occasion. Les mariés quittèrent la salle par la grande porte, croisant ceux des invités au cocktail qui s'attardaient encore dans le hall et qui avaient entendu une partie de l'intervention de Mariam. Les visages affichaient pour les uns de l'étonnement, pour d'autres la joie de voir les jeunes gens prendre enfin leur indépendance ; pour la plupart, membres des familles, c'était la honte, l'incompréhension, le doute aussi...
La voiture de luxe louée par le père de Mariam pour les conduire depuis la chapelle jusqu'au château où avait lieu la soirée les attendait devant la porte. Guillaume y chargea rapidement deux petites valises contenant leurs effets personnels, tout ce qu'ils possédaient.
Leur vie était désormais ailleurs. Ils étaient heureux. Seuls et sans rien, ils n'avaient pas peur : le monde leur appartenait.
Et le pari était gagné : personne n'oublierait jamais cette journée. Quant à l'image des deux familles, c'était une autre histoire...

Amélie Platz, 9 octobre 2011


Voici donc ma participation au jeu d'Eiluned (ouf ! J'ai rattrapé mon retard ! On applaudit bien fort !), "Rendez-vous avec un mot". Et cette semaine, le mot était "Danse".

5 commentaires:

  1. Une fin magistrale bravo !!! Bon je retourne écrire mon texte pour Eiluned^^

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  2. Ah quelle fin ! Une danse d'adieu avant la pirouette. C'est très bien trouvé et ça clos parfaitement le tout !

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  3. C'est ce qui s'appelle damer le pion! Bravo pour cette fin pleine de panache.

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  4. Contente de voir Mariam leur clouer le bec, bien envoyé :-)

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