dimanche 16 octobre 2011

A l'hôtellerie de l'abbatiale (2)

Inès était installée dans sa "cellule", cette petite chambre qui lui avait été allouée le temps de son séjour à l'abbatiale. Elle était arrivée depuis déjà plusieurs jours, et pour l'instant, se renfermait sur elle. Impossible de parler, impossible de s'ouvrir. Comme l'avait deviné le prêtre, elle était écorchée vive, et ne parvenait pas à exprimer ce qui habitait son coeur, son âme. Elle refusait toujours de parler à sa "mère spirituelle", cette femme qu'elle avait rencontrée à son arrivée à l'abbatiale. Celle-ci avait été choisie par la communauté pour l'accompagner. Quoi qu'en pense Inès, elle n'avait pas le choix, elle ne pouvait pas changer, parler à quelqu'un d'autre. C'était la règle de cette communauté qu'elle avait intégrée pour un temps. Elle connaissait les règles avant d'arriver, elle savait donc qu'elle allait avoir une "guide", que ce serait forcément une femme et qu'elle ne pourrait pas en avoir une autre. Elle devrait composer avec, s'abandonner, accepter de ne pas tout maîtriser. Cette personne avait été choisie pour elle, et c'était la seule chose qu'elle avait besoin de savoir.

Après presque une semaine au sein de la communauté, Inès commença toutefois à baisser les armes. Moins vindicative, plus douce, plus calme, elle semblait se trouver entre la résignation et l'acceptation. Le dialogue avec le prêtre l'aidait beaucoup, même s'il mettait des limites à l'investissement émotionnel pour ne pas lui permettre de s'attacher trop à lui. Il savait que le risque était qu'elle ne puisse plus quitter la communauté, qu'elle ne puisse plus se passer de lui. Il avait décelé en elle, dès son arrivée, un manque, un vide insondable. Cette femme, jeune, était seule, c'était évident. Sans doute une rupture, peut-être un décès, ou un divorce ? Impossible de savoir ce qu'il en était tant qu'elle se murerait dans le silence. Pour autant, afin de favoriser la parole, il était indispensable qu'une certaine confiance, voire complicité, s'installe entre elle et au moins une personne de la communauté. Le contact semblait plutôt bien passer avec le prêtre, justement, aussi celui-ci laissait-il Inès venir le voir autant qu'elle le souhaitait. Elle était visiblement trop fragile pour se passer d'une "béquille", et il se devait d'être celle-là, tant qu'elle n'aurait pas compris le rôle de sa "mère spirituelle" et, surtout, qu'elle n'aurait pas accepté de lui parler. D'ailleurs, ce refus en disait long sur ce trouble et cette rage qui l'habitaient. Et le prêtre revenait à la charge régulièrement, dès que l'occasion se présentait. Il n'était pas question de la provoquer ou de la pousser dans ses retranchements. Elle devait parler d'elle-même : elle était libre et il n'avait jamais été question d'aliéner qui que ce fût. On était là entre l'accompagnement spirituel et la thérapie, le Père Jean-Baptiste en avait bien conscience, mais l'objectif de cette communauté était bien de permettre à ceux et celles qui venaient y faire retraite de repartir plus forts, et si pour cela il fallait passer par une thérapie, alors autant y aller. D'ailleurs, toutes les femmes, "mères spirituelles", avaient reçu une formation qui leur permettait de d'accueillir les demandes et d'y répondre, sans pour autant mettre leur propre équilibre psychologique en jeu. Il était essentiel pour elles qu'elles soient elles-mêmes suivies, et pour cela, elles bénéficiaient également d'un accompagnement spirituel.
Cécilia, la "mère" d'Inès, souffrait de voir que sa "fille" refusait le contact. Elle allait la voir chaque jour, prenait de ses nouvelles et tentait l'ouverture d'un dialogue. En l'absence de réponse, elle lui laissait un texte à méditer, l'assurait de sa prière, et l'enjoignait à participer aux activités thérapeutiques susceptibles d'amorcer un début de prise de conscience, ou de forcer un déclic.

Ce matin-là, justement, une semaine après son arrivée, Inès devait participer à l'un de ces ateliers. Il était question de représenter une femme avec de la terre glaise. Inès, désemparée, se soumit malgré tout à l'exercice, bien loin de pouvoir faire quoi que ce soit avec le morceau de terre qui avait été posé devant elle. Rebelle, elle décida de se lancer et de faire le plus vite possible un "truc" qui ressemblerait à une femme, puis de "se casser", comme elle le disait elle-même. "Se casser"... Ce mot faisait réfléchir Cécilia depuis plusieurs jours déjà. Au sens figuré, son interprétation ne faisait aucun doute : Inès voulait partir. Et pourtant, elle restait. Mais au sens propre ?

Inès façonna rapidement une chose qui avait une vague forme humaine, et puis s'arrêta, muette et déboussolée. Il lui était impossible de répondre à la deuxième partie de la consigne : dire qui était cette femme. Cécilia l'observait, de loin, et faisait discrètement le tour de la pièce pour voir les réactions des autres jeunes femmes qui s'étaient réunies pour participer à cet atelier. Certaines étaient plus ouvertes que d'autres et se pliaient obligeamment à l'exercice, mais pour Inès, l'image même de la femme semblait très difficile à supporter. Une autre des "mères" s'approcha d'Inès et lui demanda qui était la femme qu'elle avait modelée. La jeune femme leva les yeux vers celle qui l'interrogeait et, d'un seul coup, se tourna vers Cécilia, comme si son salut dépendait d'elle. Sa vue se brouilla d'un coup, un déclic se fit, une barrière céda quelque part. Une véritable rivière de larmes se mit à couler, sans discontinuer, sur les joues d'Inès, qui ne savait plus que faire pour les arrêter. Sans dire un mot, Cécilia s'approcha et posa ses mains sur les épaules d'Inès, l'enveloppant comme le ferait une maman attentionnée pour sa fille en difficulté. Touchée au plus profond d'elle-même, Inès éclata en sanglots et se jeta dans les bras de Cécilia qui la reçut contre elle.

Pendant un long moment, les deux femmes restèrent enlacées, les pleurs et les sanglots d'Inès remplissant seuls le silence et le vide de la pièce. Les autres participantes et leurs guides étaient parties, l'atelier était terminé et l'heure du repas arrivait. Mais pour Inès, ce n'était pas encore le moment d'aller manger. Quelque chose s'était passé, quelque chose qui l'avait bouleversée au point de faire céder toutes ses défenses, au point de percer sa carapace si épaisse.
Cécilia posa ses mains sur la tête de la jeune femme et invoqua le nom du Seigneur :
"Seigneur Jésus, mon Bien-Aimé, vois ta fille Inès, vois sa souffrance, sa douleur. Je suis ton instrument, mon Jésus, je m'offre à toi pour faire Ta volonté. Je connais la puissance de Ta miséricorde, de Ton amour. Envoie ton Esprit sur Inès, enveloppe-la de ton amour, viens la visiter, viens apaiser ses souffrances !"
Cécilia ferma les yeux et s'ouvrit à l'Esprit. Elle sentit dans ses mains une étrange chaleur, une énergie puissante et bienveillante traversait son corps et se transmettait à Inès. Comme à chaque fois que ce genre de manifestation lui était donné, Cécilia sentit sous ses mains la tension s'évacuer du corps d'Inès. Elle vit la jeune femme s'apaiser rapidement, les sanglots se calmèrent, les larmes cessèrent et la rivière s'assécha.

Sans dire un seul mot, Cécilia se leva, et sans lâcher les épaules de la jeune femme, elle la mit debout, lui sourit et l'accompagna vers la salle à manger. Le déjeuner avait été servi.

(à suivre ?)

Amélie Platz, 16 octobre 2011.

Voici ma participation au jeu d'Eiluned, Rendez-vous avec un mot. Et le mot de cette semaine était... "rivière" !

5 commentaires:

  1. très touchant, espérons que cette femme parviendra à se reconstruire :)

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  2. "Jésus-Marie-Joseph", que ton histoire est triste...
    Je n'ai jamais consulté de psy, mais je crois qu'entre les deux, je choisirai de m'allonger sur son canapé plutôt que de m'enfermer dans un couvent...

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  3. Une rivière de larmes...
    Le calme d'un couvent et son côté réglé comme du papier à lettres peut aider la reconstruction...

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  4. histoire très bien construite avec une suite, j'espère

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  5. Interressante et mystérieuse cette femme toute "cassée" : la rivière de larmes pourra t elle noyer son "traumatisme" ?

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