samedi 1 octobre 2011

Limite

Faut-il dire ou ne pas dire ce qu'on pense, ce qui nous fait peur, ce qu'on redoute dans la vie des autres ?
Emilie se posait très régulièrement la question. Elle observait beaucoup les autres, ses amis, ses frères et soeurs, elle les voyait vivre, évoluer, elle savait les écouter, entendre leurs récriminations, leurs doutes, leurs peurs, sécher les larmes de ses amies quand elles venaient se confier à elle. Et elle ne savait jamais trop que faire dans ces cas-là.

La dernière fois, c'était le jour même. Darma était venue la voir, chez elle, pour prendre un café. Elles avaient discuté toutes les deux pendant une bonne partie de l'après-midi. Darma avait besoin de vider son sac, et Emilie était toujours disponible quand une de ses amies était vulnérable, bouleversée, ou simplement déboussolée par ce qui lui tombait dessus, que ce soit dans son couple ou avec ses enfants. Ce jour-là, Darma ne faisait pas exception.

Tout semblait aller pour le mieux, et malgré tout, la situation que Darma décrivait était apocalyptique. Tout allait de travers. Son mari était un homme brillant. Médecin, il ne comptait pas son temps pour les autres. Il s'était engagé comme pompier volontaire, et son métier l'avait propulsé capitaine du corps de la petite ville où ils habitaient. Il enchaînait les gardes, dormait très peu, payait toutes les dépenses de la famille.
Darma, elle, travaillait de son côté. Elle tenait à son métier, qui lui donnait la satisfaction de faire ce qu'elle aimait. Elle était couturière, et même si son emploi ne lui rapportait pas énormément d'argent à la fin du mois, elle ne l'aurait laissé tomber pour rien au monde. Elle aimait le toucher des tissus, les cotonnades, les velours, les soieries, les lainages... et elle appréciait le confort de l'atelier où elle travaillait. Oui, elle aimait son métier et ne s'arrêterait pour rien au monde.
Quelques années auparavant, elle avait donné naissance à deux enfants. Florie avait maintenant 7 ans, et Jérémie 5. Les enfants étaient particulièrement vifs, et heureux. Du moins le semblaient-ils, en présence de leur mère. Mais, et cela avait toujours surpris Emilie, qui voyait la famille au complet très régulièrement, si les enfants semblaient être particulièrement proches de leur mère et totalement épanouis, il n'en était pas de même quand ils étaient dans l'entourage immédiat de leur père. C'était même particulièrement troublant de les voir comme ça. Et Emilie en était particulièrement peinée, car elle les aimait beaucoup. Et elle ne comprenait pas leur changement d'attitude dès que leur père entrait dans la pièce.

En discutant avec Darma, Emilie se permit de poser un certain nombre de questions. Son amie semblait particulièrement disposée à se confier, et la jeune femme en profita pour tenter d'en apprendre le maximum sur le fonctionnement du couple et de la famille. Elle se dit que de toute façon, si Darma ne voulait pas parler de tel ou tel aspect de sa vie, elle ne le ferait pas...

Et Darma se confia. Longuement. Et ce qu'Emilie apprit était stupéfiant. Et totalement incompréhensible pour elle. Elle semblait très heureuse, et très reconnaissante envers son mari. Il prenait soin d'elle, son salaire de chef de service à l'hôpital se cumulant avec ses honoraires de praticien dans le secteur privé ainsi qu'avec ses primes de capitaine des pompiers et ses astreintes leur assurait à tous un revenu plus qu'enviable. Il avait même pris à sa charge l'intégralité des dépenses du couple et de la famille. Il payait toutes les factures, le prêt de la maison, les frais de nourriture et de scolarité des enfants, les frais d'habillement... Tout. Le maigre salaire de Darma constituait en réalité de l'argent de poche dans son intégralité. Et elle ne semblait pas s'offusquer de vivre totalement aux crochets de son mari, alors même que son salaire aurait pu au moins contribuer un peu à les faire vivre. Mais cela ne s'arrêtait pas là. Comme toutes les médailles, celle-ci avait son revers. De manière très concrète et très crue, Darma était l'esclave de son mari. En échange de ses largesses, il attendait de sa femme qu'elle s'occupe de toutes les taches ménagères, des enfants, des courses, de tous les papiers concernant la maison... Son mari ne touchait à rien. Il avait des exigences importantes en ce qui concernait la santé des enfants et le mode de vie de tous : sport, musique, alimentation bio, vêtements irréprochables... oui, tout devait être parfait. Mais son emploi du temps ne lui permettant pas d'assumer lui-même les allers-retours des enfants à l'école, au sport, à l'école de musique ou ailleurs, c'était à Darma de s'en charger et de composer avec son propre emploi du temps. Elle acceptait volontiers de s'occuper de ses enfants. La question n'était pas là. Mais son mari venait de rajouter des contraintes : il s'était engagé dans la présidence de l'association des parents d'élèves de l'école, et devait donc se rendre à de multiples réunions. Dans le même temps, il avait ajouté à l'emploi du temps de sa fille, déjà particulièrement chargé, deux séances de natation par semaine pour qu'elle puisse enfin vaincre sa peur maladive de l'eau et apprendre à nager.

Darma était épuisée. Elle cumulait son emploi à temps plein, les allers-retours à l'école et aux multiples activités des enfants, les tâches ménagères dans leur ensemble... elle était à bout. Et ne parvenait pas à voir le bout de la montagne de tâches qui l'attendait en rentrant. Elle était au bord de la dépression, et Emilie ne savait pas comment l'aider.
Elle voyait parfaitement où tout cela clochait. Où cela n'allait pas dans le fonctionnement de leur couple et de leur famille. Mais avait-elle le droit de se mêler de tout cela ? Avait-elle le droit de mettre son grain de sel dans cette famille, de dire ce qu'elle pensait à son amie, avec le risque de mettre en péril sa confiance et son amitié ? Où était donc la limite entre ce qu'elle pouvait dire et ce qu'elle ne devait pas dire ? Où est la limite entre l'écoute bienveillante et le laisser-faire, entre le conseil et l'ingérance ?

**

Emilie décida de ne rien dire, de ne pas s'immiscer dans le couple que Darma formait avec David. Elle décida de mettre en pratique le conseil d'une de ses amies, qui lui avait dit un jour : "Nul n'est dans le secret d'un couple". Emilie pensait que, dans chaque couple, un mode de fonctionnement se met en place avec le temps, et que seul le couple lui-même est à même de comprendre ce fonctionnement et de l'assumer, y compris si, de l'extérieur, ce fonctionnement paraît voué à l'échec.

Une semaine plus tard, Emilie reçut un appel de David. Darma venait d'être hospitalisée. Elle avait avalé tout un flacon de médicaments et David était effondré : il n'avait rien vu venir.

Emilie courut au chevet de Darma. Pendant le trajet qui la menait à l'hôpital, elle se maudit de n'avoir rien dit. Son amie l'avait appelée au secours, elle l'avait mise au courant de ce qui se passait dans sa famille, elle ne lui avait rien caché de sa détresse, de sa souffrance, de son sentiment d'être déconsidérée. Emilie savait parfaitement que Darma pensait que son mari la prenait pour une esclave. Et elle n'avait rien fait. Aurait-elle dû franchir la limite qu'elle s'était imposée ?


Ce petit texte est ma participation au jeu d'Eiluned, Rendez-vous avec un mot, de... la semaine dernière. Toutes mes excuses pour le retard !

5 commentaires:

  1. Une question très difficile, mais en général si quelqu'un te parle autant de ses problèmes c'est qu'il veut de l'aide je pense

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  2. Très bonne question que pose ton texte ! Et pas facile de savoir justement... Que dire, et jusqu'où aller.

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  3. @ Aymeline : Oui, je suis d'accord, en général, il ou elle veut de l'aide... mais est-il prêt à prendre les moyens d'avancer, de changer, voire de remettre en question une part de sa vie ?
    @ Eiluned : Non, ce n'est pas simple, et c'est une question que je me pose souvent...

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  4. une question bien posée mais quelle réponse donnée? où est la limite... contente de vous retrouver en espérant que tout aille mieux maintenant... @ bientôt j'espère

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  5. @ 32 Octobre : Aucune idée de la réponse... d'où le texte d'ailleurs ! Merci pour votre passage ici, et oui, ça va mieux !

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