vendredi 4 novembre 2011

Jacinthe


Jacinthe était une femme d'une soixantaine d'années, peut-être un peu plus. Joueuse, d'humeur généralement joyeuse, elle vivait dans un appartement du 19e siècle, décoré avec beaucoup de soin. La pièce qu'elle préférait était le salon, dans lequel elle passait chaque jour beaucoup de temps. C'était une pièce d'environ 20 m², avec deux larges fenêtres à jalousies donnant sur la rue. Une petite table en bois recouverte d'un napperon en dentelle trônait au beau milieu de la pièce, sur un tapis persan en fils noués qui recouvrait le plancher vernis de ses teintes rouge, marron et ocre. Contre le mur se trouvait une petite bibliothèque de bois précieux sur laquelle étaient rangés plusieurs ouvrages de littérature classique que la vieille femme n'ouvrait jamais. Elle en avait hérité de l'un de ses amis, huissier de justice, qui possédait toute cette collection mais ne lisait pas non plus. D'ailleurs, cela se sentait dans sa façon de parler : malgré les études qu'il avait faites, ses conversations étaient parsemées de jérémiades, jurons et janotismes divers, et finalement, il ne faisait souvent que jaspiner... ce qui avait le don d'agacer prodigieusement Jacinthe, malgré l'amitié indéfectible qu'elle lui portait. Le mobilier était complété d'un secrétaire où la vieille femme s'installait souvent pour écrire ses lettres. On était au siècle d'Internet, mais Jacinthe n'avait jamais réussi à se mettre à l'informatique. Tout cela, c'était bon pour ces êtres juvéniles qui utilisent leurs téléphones comme juke-box et sont incapables d'écrire en langue française, pressés qu'ils sont par le temps...

Ce jeudi-là, Jacinthe portait un pull en jacquard sur une lourde jupe de couleur jade, et, assise devant le secrétaire, jubilait en se remémorant ces vacances incroyables qu'elle avait passé sur la côte, de nombreuses années auparavant. C'était lors de ces vacances qu'elle était devenue une femme... Elle revoyait parfaitement bien la scène. La mer au jusant forcissait, et, à bord du petit voilier de Jacques, ils étaient seuls au monde et auraient passé la nuit à bord si les conditions atmosphériques ne s'étaient pas dégradées. Devant la tempête qui se préparait, ils avaient jugé plus prudent de rentrer au port. C'est là, dans le bar qui jouxtait la capitainerie, qu'ils s'étaient mis à l'abri, posant les premiers jalons de leur histoire d'amour. Ce soir-là, ils avaient fini par trouver une petite chambre dans un hôtel à proximité du port, et ne s'étaient pas quittés de la nuit. Elle avait alors tout donné à cet homme, le premier à la faire jouir... Il avait disparu de sa vie bien longtemps auparavant, mais elle n'avait jamais pu l'oublier, même si elle avait fait sa vie avec Henri, un homme qui l'avait aimée au-delà de toute mesure. Mais Henri était mort la semaine précédente. Et, maintenant, quelques jours après son enterrement, elle savait qu'elle n'avait plus de temps à perdre. Elle se moquait pas mal de ce que ses enfants diraient. Il s'agissait d'elle, de son amour perdu, qu'elle avait peut-être une chance de retrouver. Elle était prête, devant son papier à lettre.

(à suivre...)

Amélie Platz, 4 novembre 2011

Ceci est ma participation au jeu d'Asphodèle, les Plumes de l'année, et cette semaine, nous jouions avec les mots en J :

Jusant – jaspiner – juron – jubiler – jacquard – joyeuse – juke-box – jade – jalousie – jokari (optionnel) – jour – justice – juvénile – jeudi – jouir – jalon – jamais – janotisme – jérémiade – jupe

15 commentaires:

  1. Un peu engoncée cette Jacinthe mais ton texte est parfait, tu nous rends l'ambiance "moisie" de la petite bourgeoisie de province avec un saut plus frais dans le passé, ha ha que nous réserve la suite ? (J'ai mis ton lien, vraiment désolée mais je n'ai pas eu ton mail !)

    RépondreSupprimer
  2. J'ai hâte de savoir si elle va le retrouver, j'ai peur qu'elle ne soit déçue de le retrouver avec un képi...à moins qu'il ne se soit fait enlever par les Khmers rouges, ou enfui à jamais au pays des kangourous...

    RépondreSupprimer
  3. La suite ! La suite !!
    Je trouve que ça sent un peu la poussière dans la vie de cette femme. Hâte de suivre cette lettre à venir...

    RépondreSupprimer
  4. oh cruelle Amélie ! va-t-elle le retrouver ? ne sera-t-elle pas déçue ? très très beau texte, tu sembles écrire naturellement (d'ailleurs je me souviens que c'était dé&jà le cas cet été !) j'aime bcp tes textes...

    RépondreSupprimer
  5. Alors c'est Jacinthe qui hérite de l' huissier de justice que j'ai trucidé pour asphodèle, je réclame ma part ...sinon contrat!

    RépondreSupprimer
  6. pourvu qu'il ne soit pas mort, assassiné par une vieille maîtresse !
    on a envie que l'histoire dure encore un peu

    RépondreSupprimer
  7. @ Asphodèle : ambiance "moisie", oui, c'est à peu près ça ! Je vais rechercher ton adresse mail, mais je ne comprends pas : ma boite à lettres l'avait gardée en mémoire !
    @ Célestine : nul ne sait... les années passées laissent toutes les hypothèses ouvertes !
    @ Manuel : La suite arrivera demain matin, avec le texte de l'atelier de Gwen. Patience !
    @ Jeneen : Merci pour le compliment, je vais encore rougir ! Cruelle, moi ??? Si peu... :)
    @ Wens : Que veux-tu... les héritiers ne sont pas toujours ceux que l'on pense ! ;)
    @ anne : Mort ? Qui sait... :)

    RépondreSupprimer
  8. La Lettre demain devrait être interessante :-) on connait la fin :-)
    intéressant portrait cette Jacinthe

    RépondreSupprimer
  9. Mon com est parti dans la nature ! Jacinthe est étonnante et j'imagine qu'elle nous réserve quelques surprises.

    RépondreSupprimer
  10. @ Valentyne : Reviens demain pour la lire, cette lettre !
    @ Jean-Charles : Jacinthe, surprenante ? Une petite femme comme ça... tu crois ? :)

    RépondreSupprimer
  11. Une nouvelle histoire qui promet des rebondissements, j'espère. :-)

    RépondreSupprimer
  12. @ Ceriat : une suite, certainement, quant à savoir ce qu'il y aura après... On verra !

    RépondreSupprimer
  13. Bravo pour ton texte dont j'attends la suite avec impatience. Mais si je comprends bien même l'auteur ne sait pas ce qui va se passer?

    RépondreSupprimer
  14. toujours à nous laisser en attente de la suite....

    RépondreSupprimer
  15. @ ClaudiaLucia : Ben non, je ne sais pas, puisqu'elle n'est pas encore écrite ! (sauf la lettre, mais l'histoire n'est pas encore finie !)
    @ 32 Octobre : Désolée pour cette torture... ;-)

    RépondreSupprimer