DEUXIEME PARTIE
IV
Je pense que ma « mère » a dû m'aimer, pendant un temps, du moins. Mais elle n'a jamais pris le temps de me connaître, de jouer avec moi, de me parler… Vous comprenez, sur Vinéa, ça ne se fait pas. Toutes les activités sont organisées autour d'un seul et unique but : le fonctionnement de notre société.
J'ai très tôt eu conscience du décalage qui existait entre les Vinéens et moi. Tout petit, déjà, je me faisais disputer lorsque, selon eux, je ne « faisais rien ». Il semble qu'ils n'aient jamais pris le temps de rêver, de se poser la question du sens de leur vie.
Je ne la connais que très peu. Sur Vinéa, les enfants sont pris en charge collectivement dès le début de leur vie. Au fur et à mesure de l'évolution des connaissances scientifiques et techniques, les technologies ont pris une telle importance que c'est la société entière qui s'est organisée autour d'elles. J'étais tout petit, et ma mère devait assumer ses fonctions au sein de la Cité. Je me suis donc retrouvé, comme tous les bébés de Vinéa de mon âge, pris en charge par d'autres adultes dont c'était précisément la fonction : prendre soin des bébés, les nourrir, les « materner », les éveiller, et, plus tard, les éduquer, les instruire, afin qu'ils puissent, à leur tour prendre leur place dans cet univers et le développer.
Les enfants sont « testés » très tôt, et éduqués en fonction des aptitudes particulières qu'ils présentent au début de leur vie. C'est ainsi que j'ai très vite été dirigé vers la section technique de ma cité, où, avec d'autres enfants, on m'a enseigné tout ce que je devais savoir sur la technologie qui m'entourait.
Les responsables de la section dans laquelle on m'avait mis ont vite vu qu'il y avait un problème, sans jamais réussir à mettre le doigt dessus. J'apprenais vite, je comprenais immédiatement : un élève rêvé pour tout professeur : jamais besoin d'expliquer deux fois de suite la même chose. Ce qui n'allait pas, c'est qu'il m'était impossible de m'intégrer à un groupe. J'étais tellement différent des autres enfants de mon âge... Et ça, c'est un vrai problème, sur une planète comme Vinéa...
Les adultes ont essayé de comprendre pourquoi je restais toujours tout seul, pourquoi je demandais sans cesse un nouveau travail, une nouvelle recherche à effectuer. Ils ont cru que c'était parce que je cherchais à occuper mon temps, parce que je finissais toujours ma tâche avant les autres. Ils pensaient que je m'ennuyais, et que j'étais un peu trop timide, que je n'osais pas jouer avec les autres... J'ai donc « bénéficié » d'un programme particulier, avec des tâches plus compliquées, des problèmes plus ardus à résoudre.
Le vrai problème ne se situait pas là. Il fallait que je m'occupe pour exister. Et en même temps, j'avais besoin d'être seul, pour mettre en ordre toutes ces images qui défilaient dans ma tête. J'aurais voulu en parler aux adultes. Mais ils n'avaient pas le temps : ils devaient s'occuper aussi des autres, et sans doute pensaient-ils que je n'avais pas besoin d'eux, puisque je réalisais chacune des tâches qu'ils me donnaient à accomplir. Ils m'ont donc laissé vivre seul, et les images sont devenues obsédantes, à tel point que je ne supportais plus le bruit, les cris des autres enfants, leurs jeux. J'avais un besoin vital de silence et de solitude. De toute façon, personne n'aurait pu me comprendre. J'avais l'impression d'être un vieillard, comparé aux enfants de mon âge... Je comprenais intuitivement que j'étais différent. Impossible de savoir en quoi j'étais différent des autres, mais le fait était là : je n'étais pas comme eux...
J'ai commencé alors à me créer mes propres « programmes éducatifs », comme disent les adultes, en fonction des images omniprésentes qui défilaient. Elles étaient devenues un défi, que j'ai relevé, seul, tout en assumant le programme établi par les adultes. Je me suis alors intéressé à tout : biologie, génétique, physique, astronomie, géologie, géographie, électronique, mécanique, géophysique, aérodynamique, etc. Ma soif de connaissances n'avait aucune limite, car elle remplissait un double objectif : d'une part elle m'occupait l'esprit, et chassait donc momentanément ces images qui m'obsédaient ; d'autre part, l'accumulation de toutes ces connaissances me faisait entrevoir tout ce que je pourrais réaliser un jour.
En parallèle, les connaissances scientifiques et techniques des savants de Vinéa allaient croissantes. Bien avant ma naissance, les Vinéens savaient déjà contrôler les naissances, pallier les problèmes de stérilité, par exemple. Lorsque j'étais enfant, la robotique en était à ses balbutiements, alors que l'aéronautique était en plein essor : il était possible d'aller de Vinéa jusque sur les planètes voisines, et certains envisageaient déjà des possibilités de peuplement et d'exploitation des richesses de ces astres. Les champs d'exploration étaient immenses. Vinéa avait été explorée, cartographiée sous toutes les coutures, pour permettre la création des Cités, et la circulation entre elles. Les scientifiques ne demandaient qu'à explorer d'autres mondes.
Plus tard, j'étais déjà adulte, ces recherches prirent un tour dramatique, avec l'observation des deux soleils autour desquels la planète décrivait son orbite. Les astrophysiciens de Vinéa découvrirent que les deux astres se rapprochaient, lentement, l'un de l'autre. Jusqu'où cela irait- il ? La communauté scientifique et la population de Vinéa étaient divisées. Pour ma part, je me mis à la disposition des chercheurs pour étudier le phénomène, et surtout, pour chercher des solutions à moyen et long terme. Si le mouvement observé se poursuivait à l'identique, les conséquences pour Vinéa seraient catastrophiques : l'augmentation de la masse du plus gros des deux soleils allait irrésistiblement jouer sur l'attraction mutuelle des deux astres. S'ensuivrait une modification de l'orbite de Vinéa, qui se trouverait attirée par ses deux soleils, et se rapprocherait d'eux. La pesanteur augmenterait et bien avant la destruction de notre planète, toute vie en aurait disparu, par l'augmentation incessante de la température et l'évaporation de l'eau. La flore détruite, la faune, et a fortiori les Vinéens, ne survivraient pas.
Je mis toutes mes compétences, toutes mes connaissances, au service des chercheurs de Vinéa, travaillant dans plusieurs directions.
Dans un tout premier temps, on pouvait utiliser la Cité sous-marine que j'avais créée pour abriter la population. Mais ce ne serait qu'une solution provisoire, l'eau étant vouée à s'évaporer... Dans un second temps, mon travail sur Kifa me permettait de jeter les bases d'une cité spatiale pouvant abriter, elle aussi, la population. Mais Kifa était trop exiguë pour tout le monde, et sa mise en œuvre avait déjà été compliquée : il avait fallu créer des soleils artificiels dont le but était d'équilibrer leur attraction sur Kifa, et stabiliser la station. Le faire à grande échelle était bien sûr possible, mais demandait du temps. Beaucoup de temps. Et malheureusement, du temps, les Vinéens en manquaient cruellement. Une autre solution fût alors envisagée, et réalisée : l'exode massif des Vinéens. Deux préalables étaient nécessaires : construire assez de vaisseaux spatiaux pour y embarquer toute la population, et surtout trouver une solution pour permettre la survie de la population, alors que la surface de la planète devenait petit à petit inhabitable.
Un grand chantier fut alors mis en place : la mise en léthargie de l'ensemble de la population non indispensable à la réalisation du projet, à savoir tout le monde, à l'exception des techniciens chargés de la construction des vaisseaux, et de ceux chargés de la mise en léthargie de leurs compatriotes. Devant la tournure prise par les événements, devant aussi le désaveu des dirigeants de la planète, qui m'avaient fait comprendre que je n'avais plus ma place sur Vinéa, j'ai moi aussi quitté la planète, seul, mais pour Kifa. Je me suis embarqué à bord de mon premier vaisseau spatio-temporel, Aknor. Grâce au Vinadium, je savais pouvoir vivre sur Kifa pour l'éternité...
V
Je suis différent. Différent des autres enfants de Vinéa. Eux ne se posent pas de questions. Ils semblent s'adapter parfaitement à cette société dans laquelle ils sont nés. Ils y ont toute leur place. Eveil par les adultes responsables de leur section, animations et apprentissages en fonction des potentialités qui ont été décelées chez eux dès le plus jeune âge. Certains seront chercheurs, scientifiques, d'autres techniciens, mécaniciens, animateurs, éducateurs... Certains auront des responsabilités, des fonctions de direction, d'autres s'épanouiront en prenant soin des enfants, ou de nos aînés...
Je ressens un vide en moi. J'ai l'impression d'être désincarné, comme si je m'observais vivant avec mes pairs. Comme si j'étais là sans y être. Je ne suis pas à ma place.
Les jeunes de mon groupe parlent de leurs parents, savent ce qu'ils font, même s'ils ne les voient pas tous les jours. Ils savent où ils sont, où ils vivent.
Mes parents à moi existent, bien sûr. Je connais ma mère, je sais aussi qui elle est, où elle est, où elle vit, ce qu'elle fait de ses journées. Mais je me sens loin d'elle. Pourtant, elle vit dans le complexe voisin, réservé aux adultes... C'est plus compliqué qu'une simple question de géographie ou de portes à franchir. Qu'est-ce que c'est, par exemple, qu'une mère ? C'est là que se situe ce vide. Un enfant naît d'un homme et d'une femme, tout comme un animal. Et il est ensuite pris en charge par les adultes dont la fonction est de le faire grandir harmonieusement, de discerner ses centres d'intérêt et ses aptitudes de façon à les développer et à pouvoir les mettre plus tard au service du groupe, de la société. Voilà comment naît et grandit un Vinéen. Alors pourquoi ai-je besoin d'autre chose ? Pourquoi ai-je le sentiment qu'il me manque quelque chose ?
Pour pouvoir rêver librement, sans être accusé de ne rien faire, j'ai appris à me « partager » en deux. Une partie de moi est devenue boulimique de travail, pour répondre à ces accusations de « fainéantise » dont tout petit, j'étais l'objet. Apprendre, comprendre, explorer, chercher est devenu pour moi aussi important que manger ou respirer.
L' « autre moi » est apparu la nuit, et pendant tous les moments où mon esprit n'était pas occupé par mes recherches. Ma tête n'a depuis cessé de fonctionner. Dans la journée, il me fallait comprendre, analyser, chercher. La nuit, seul espace de liberté existant pour moi, je passe des heures entières à rêver, à m'interroger sur le sens de ma vie... J'ai du sans cesse m'adapter à cette société, pour pouvoir continuer d'en faire partie. Et surtout, cacher à tous mon mal-être. Auraient-ils compris ?
Dans les sciences et techniques vinéennes, il est un domaine où la recherche et le développement ont atteint une maîtrise totale : celui de la médecine. Aujourd'hui, la science médiale a pris un tel essor, qu'on ne meurt plus de maladie sur Vinéa. Les cocons de mise en léthargie ont permis l'avancée de la médecine, et des thérapeutiques : les traitements peuvent être administrés pendant des années, à des patients qui ne vieillissent pas temporairement, ce qui a permis dans un premier temps de stopper un grand nombre de maladies évolutives, puis de les guérir, une fois le traitement approprié trouvé et testé.
Voila ce à quoi travaillait ma mère. Voilà ce que j'ai appris durant mon voyage. Mais je ne suis pas satisfait. J'ai l'intuition qu'il y a quelque chose d'autre, quelque chose qui fait partie de moi, et que je n'ai pas encore réussi à comprendre. Ou à apprendre ?
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