XI
Il fallait que je sache.
J’ai interrogé mes notes, ma mémoire, mon savoir. Rien. Je ne sais rien de ma naissance. En tentant de me souvenir, je me suis rappelé de ce que les autres enfants, du même âge que moi, disaient. Ils avaient des traces. Des images. Des photographies. Des fichiers magnétiques racontant ce dont ils ne pouvaient se souvenir, traces léguées par leurs parents, histoires de vie gravées et stockées dans les petites boites mémoires présentes dans chaque demeure vinéenne, sortes de bases de données personnelles indiquant le jour et l’heure de la naissance, les noms des parents, le domicile, le poids et la taille du bébé à la naissance, les antécédents… toutes ces données qui fournissent à l’enfant la base de son identité… et lui permettent de s’inscrire dans une histoire.
Pour moi, point de boite mémoire, de photographies, d’images, rien. Le vide. Lorsque j’ai pu interroger ma mère sur cette curieuse absence de traces de ma naissance, elle ne m’a dit qu’une seule chose : qu’elles avaient toutes été détruites, ces traces que je cherchais. Comment ? Et surtout : Pourquoi ? La réponse à la première question donne une idée de la réponse à la deuxième. Un accident ? Un acte volontaire ? Si oui, qui ? Et pourquoi avait-on intérêt à cacher au monde les conditions de ma naissance ? Et qui ? Qu’ai-je donc de si particulier pour que le secret absolu soit nécessaire ?
Ma mère m’a dit qu’un incendie avait endommagé le laboratoire où je suis né, peu de temps après ma naissance. Longtemps, je me suis contenté de cette explication. Quel aurait donc été l’intérêt, pour ma mère, de me mentir à ce sujet-là ? Mais maintenant, après 2,5 millions d’années d’incertitude, j’ai toujours autant besoin de savoir. J’ai interrogé les mémoires de la Deuxième Cité. Rien. Aucune trace d’un incendie quelconque, ni accidentel, ni criminel. Rien.
La seule solution consiste donc à remonter le temps. Revenir en arrière. Au jour de ma naissance. Avant, même, si besoin. Je sais certaines choses : la date exacte de ma naissance, et dans quel laboratoire je suis né.
Aknor va me permettre ce déplacement dans le temps, de spire en spire, de l’extérieur vers l’intérieur. Remonter le temps m’est possible depuis qu’Aknor est opérationnel. Je suis déjà retourné deux fois dans le passé. Mais jamais je ne suis allé aussi loin dans le temps, aussi loin en moi. Ce n’est qu’aujourd’hui que je peux le faire. Maintenant que tout est accompli. Hégora et les Archanges vivront éternellement dans la Cité de l’Abîme, mes petits anges gardiens sont au point, Kifa est terminée, Akhar est également opérationnel et désormais accordé à la pensée d’Hégora. Mon travail ici est terminé. J’ai répondu à toutes mes questions, et je sais maintenant que les seules réponses qui me manquent encore ont trait à ma naissance, et qu’elles résoudront d’un coup la seule question à laquelle je n’arrive pas encore à répondre : Qui est Lôghar ? Qui suis-je ?
XII
Pour la troisième fois, je suis retourné dans le passé.
Ca a été difficile. Très difficile.
Maintenant, je sais.
Maintenant, je comprends tout.
Qui je suis.
Quand je suis né.
Pourquoi aussi je ne me suis jamais senti à ma place. Toujours en décalage. A la fois dans et hors du temps et de l’espace.
Aknor m’a ramené en arrière, il y a 2,5 millions d’années, au laboratoire de la Deuxième Cité où je suis né. Avant la Guerre des Cités.
J’ai pénétré en secret dans ce laboratoire. J’y ai découvert la vérité. Ma mère m’a toujours dit la vérité. Elle ne m’a simplement pas dit toute la vérité.
La vérité, c’est qu’un incendie a détruit la section archives du laboratoire.
Mais la vérité, c’est aussi que cet incendie, c’est ma mère qui l’a provoqué. Justement pour effacer toute trace de ma naissance et de mes premières années de vie.
Je pensais jusque là que ce laboratoire était celui où je suis né. Mais je me trompais… Pour comprendre mon enfance, j’ai dû remonter encore le temps. Moins loin. 130 années terrestres, environ. Cela fait pas mal de cycles de repos, mais je vais parler en années : ce sera plus parlant si éventuellement des terriens tombent sur ceci.
Donc, j’ai reprogrammé Aknor pour qu’il remonte une fois de plus le temps. 130 ans.
J’y ai rencontré Arkhan et Zortha.
XIII
A cette époque-là, les sciences de la vie, les techniques biomédicales sont en plein développement sur Vinéa. De nombreux progrès sont en cours, notamment dans la recherche de traitements contre les maladies qui frappent encore les Vinéens, et surtout contre les nouvelles, qui se développent du fait des activités des habitants de la planète. L’utilisation de certaines substances, nécessaires au développement de la société, n’a pas que des effets positifs, et notamment sur la santé : certaines substances provoquent diverses maladies, des stérilités, etc.
Arkhan est un technicien du laboratoire de biologie médicale de la Deuxième Cité. Zortha, elle, est ce que les Terriens appellent un « ingénieur ». D’après ce que j’ai pu observer, elle fait la même chose que moi, finalement : elle conçoit des machines, des robots, elle leur donne « vie »… Ces robots sont destinés en partie aux travaux de laboratoires : ils remplacent l’homme dans les tâches dangereuses. Un moyen comme un autre de lutter contre ces nouvelles maladies ?
Au moment où j’arrive sur Vinéa et où je les rencontre, ils semblent très préoccupés tous les deux. Inquiets. Tellement perturbés, même, qu’Arkhan a des difficultés avec sa hiérarchie. Il semble que ses supérieurs lui aient demandé de prendre un congé pour régler ses problèmes personnels…
En suivant Zortha, j’ai pu me rendre compte de l’endroit où ils habitaient : comme les autres Vinéens, leur demeure est fonctionnelle, lumineuse. La maison est conçue pour permettre la récupération de l’énergie des deux soleils, de façon à être autonome. L’énergie solaire est captée par les verrières, par le biais d’une substance spéciale introduite au cœur même de la « vitre ». Puis, elle est transmise à des accumulateurs qui alimentent la maison. Mais l’utilisation de l’énergie ne s’arrête pas au simple fonctionnement quotidien de l’habitation elle-même. Comme chaque bâtiment est équipé de tels systèmes, la production d’énergie est bien plus importante que la dépense occasionnée par les bâtiments en eux-mêmes. C’est pourquoi un certain nombre d’accumulateurs sont utilisés, et l’énergie est alors transformée pour être utilisée à d’autres fins (lumière, bien entendu, chauffage également, mais aussi énergie de propulsion pour les véhicules personnels type aéronefs ou survoleurs…).
C’est dans sa demeure, où elle est entrée, que je remarque un fait étrange : plusieurs indices semblent prouver que cette femme, cet homme, qui visiblement s’aiment, ont sans doute un ou des enfants. Tout d’abord, il y a le matériel trouvé à proximité de la maison : de quoi élever un bébé en toute tranquillité, de quoi le promener, des jouets… Pourtant, aucune trace de ce ou ces enfants. Il y a quelque chose d’assez étrange, et qui ne colle pas du tout avec la société vinéenne telle que je la connais : ce couple semble effectivement avoir un enfant, et s’en occuper lui-même, ce qui est totalement impensable sur Vinéa, les enfants étant pris en charge par des adultes dont c’est la fonction. Or, ici, ces adultes semblent être les parents eux-mêmes, alors que ces mêmes parents ont par ailleurs une fonction bien définie. D’autre part, si enfants il y a, à part le matériel, il n’y a aucune trace d’eux. Auraient-ils disparu ? Seraient-ils morts ? Serait-ce pour cette raison que Zortha a l’air si triste, et Arkhan si désemparé ?
XIV
J’ai pris la décision de suivre Zortha, afin de savoir quelle est la cause de son chagrin. Cette femme paraît si douce, si tranquille, si aimable… Elle semble très unie à Arkhan. Et pourtant, ils sont distants l’un de l’autre, silencieux… Quelque chose semble ne pas aller dans ce couple. Comme si un mal les rongeait de l’intérieur. Je ne sais pas ce que c’est, ni pourquoi je me sens si perturbé par leur détresse, mais j’ai le temps. J’ai décidé d’en savoir plus. Quelque chose m’attire en eux, une sorte de proximité instinctive… Je ne sais pourquoi, je me sens très proche d’eux. Il va falloir que je comprenne ce sentiment, que je l’analyse, parce que ça me perturbe aussi, de me sentir si attaché à des gens qui ne sont rien pour moi. Comment un tel sentiment, si fort, est-il possible ?
XV
Zortha s’est rendue à son laboratoire. Elle y travaille une bonne partie de la journée, sur ces robots qu’elle met au point. Mais ce qui m’a surpris, c’est qu’elle s’est d’abord arrêtée dans une aile visiblement désaffectée du laboratoire. Elle s’y est rendue très tôt, à une heure où les autres techniciens n’étaient pas encore arrivés. Bien entendu, ses déplacements sont tous connus. Ce n’était donc pas un déplacement secret, une activité qu’elle voulait que tous ignorent… Non, puisque chacun de ses mouvements est enregistré. Question de sécurité ? Surveillance aiguë ? Je ne saurais le dire, mais c’est un fait : il est possible pour les dirigeants des Cités, de savoir en permanence où se trouvent les Vinéens dépendant d’eux. Cela permet aussi d’intervenir plus vite en cas d’accident, par exemple.
Toujours est-il que Zortha se sait surveillée, mais qu’elle ne se cache pas. Elle utilise le temps dont elle dispose, avant son travail, pour se rendre dans cette aile du laboratoire. En la suivant, j’ai pu m’y introduire également. Sans doute ai-je été repéré, mais qu’importe. De toute façon, je ne serai bientôt plus là, j’aurai regagné mon époque.
Le laboratoire où est entré Zortha est certes inutilisé, mais pas inutilisable. En réalité, il est même en parfait état, puisque tous les équipements sont opérationnels, et utilisés. J’ai ainsi pu observer un étui de mise en léthargie sous tension. Un petit étui. Celui d’un enfant, visiblement.
Son enfant ?
Il m’a fallu observer le laboratoire, mais j’ai rapidement pu comprendre à quoi il était destiné. Il est en effet équipé en matériel médical, et notamment de réanimation. Mais ce n’est pas son seul intérêt. Il es couplé d’un second laboratoire, de recherche, celui-là, où travaille… ma mère !
Cette femme, de l’autre côté, c’est bien elle, c’est ma mère… Bizarrement, elle est identique à celle que j’ai connue. Elle n’a pas changé, n’a pas vieilli. Il n’y a pas d’erreur possible, c’est elle, c’est bien elle, la même mère que celle que j’ai rencontré 130 années terrestres plus tard, celle qui a détruit ce fameux laboratoire où, pensais-je, je suis né… Ce laboratoire où je me trouve maintenant en compagnie de Zortha, de ce mystérieux enfant, et de ma mère… Voici donc à quoi il ressemblait, « avant »… Mais quel est donc le lien qui unit ces trois personnes, ma mère, Zortha, et l’enfant qui dort en léthargie dans le laboratoire qui sera plus tard détruit par les flammes ? Je ne comprends plus rien…
XVI
Une chose parait très étonnante dans ce laboratoire : Ma mère travaille d’un côté dans la section « recherche », et Zortha semble n’être là qu’en spectatrice, comme si elle ne pouvait rien faire. Et d’abord, que pourrait-elle faire ? Elle n’est ni médecin, ni chercheur, elle est ingénieur, et elle met au point des androïdes, des intelligences artificielles. Que fait-elle donc dans ce laboratoire ? Il y a forcément un lien avec l’enfant. Ce lien, étant donné ce que j’ai pu observer chez elle, doit être finalement assez simple : il semble très probable que l’enfant qui se trouve dans le cocon de mise en léthargie puisse être le sien. Mais que fait-il ici ? Serait-il malade ? Ca semble logique, si on part du fait que ce laboratoire est avant tout un laboratoire médical. Mais alors, pourquoi cet enfant n’est-il pas tout simplement au service médical de la Deuxième Cité ? Qu’a-t-il de si particulier pour nécessiter un traitement tellement spécifique, qu’il a fallu remettre en service rien que pour lui, tout un laboratoire ? Que cherche donc ma mère, qui est visiblement liée d’une manière ou d’une autre à Zortha, dans le laboratoire de recherche ? Et pourquoi Zortha reste-t-elle silencieuse ? Elle semble observer les faits et gestes de ma mère, mais ne dit rien, ne lui demande rien…
Juste au moment où, poussé par la curiosité, j’allais entrer pour tenter d’en savoir plus en dérobant les dossiers, j’ai renoncé, car Arkhan entrait lui aussi dans le laboratoire. Et là, le comportement de Zortha s’est totalement transformé, comme si elle était seule, et que brusquement, elle avait de la compagnie. Et pourtant, ma mère était là, juste à côté… Elle s’est approchée d’Arkhan, et a commencé à lui parler sur un ton plutôt angoissé. Etonnant, de la part d’une femme qui semble si bien se maîtriser…
La conversation ne dure que quelques minutes. Il semble qu’il est l’heure pour Arkhan comme pour Zortha de regagner leurs laboratoires respectifs, afin de commencer leur journée de travail. Et ma mère ? Visiblement, elle était là depuis un moment déjà, et semble ne pas devoir quitter ce laboratoire quelque peu fantôme avant de longues heures. Mais au cours de cette conversation, si courte soit-elle, j’ai pu saisir deux ou trois choses, et notamment un nom : Lôghar. Se pourrait-il que ce soit celui de l’enfant ? Si c’est bien le cas, alors cet enfant porte le même prénom que moi… Peut-être est-ce la raison pour laquelle je me sens si proche de ses parents ? Je n’ose imaginer une autre raison… Elle remettrait trop de choses en question. Et pourtant, je me suis promis de découvrir la vérité. Il va falloir que j’interroge ma mère… ou que je trouve le moyen d’en savoir davantage sur cet enfant.
XVII
C’est en réalité assez embrouillé, tout ça. Alors je vais reprendre les choses telles que je les ai découvertes, ce sera sans doute plus simple…
Tout d’abord, Lôghar est bien le nom de l’enfant dans le cocon de léthargie. J’ai pu entrer dans le laboratoire après le départ de Zortha et d’Arkhan et je suis parvenu à consulter le dossier que Zortha avait en mains quelques minutes avant l’arrivée d’Arkhan. D’autre part, il s’agit d’un dossier médical, celui de l’enfant, donc, mentionnant les noms de ses parents, à savoir Arkhan et Zortha. J’avais donc raison sur ce point. Mais en parcourant ce dossier, j’ai pu voir deux autres choses fort curieuses : d’une part, cet enfant a été pris en charge par le service médical de la Deuxième Cité pendant une très longue période. En réalité, pendant quasiment toute sa petite enfance. Mais une autre chose est très troublante : le dossier est constitué de deux parties. L’une est le dossier « officiel » du service médical, et reprend les antécédents médicaux de l’enfant depuis sa naissance jusqu’à la fin de sa prise en charge par ce service, à savoir le jour de sa… mort !
L’autre partie débute le jour de la « mort » de Lôghar, et est totalement « officieuse », puisque non contrôlée par le très sérieux service médical de la Deuxième Cité. Il reprend la totalité des expériences menées sur ce petit être, la totalité des recherches faites par ma mère sur cet enfant. Mais que cherche-t-elle donc, puisque l’enfant est mort ?
Je ne vois pas plusieurs explications. Je crois que Lôghar a été déclaré cliniquement mort, et son corps a été récupéré par ses parents qui l’ont mis en cocon de léthargie de manière à se donner assez de temps pour trouver un remède à sa maladie. Visiblement, Arkhan passe beaucoup de temps à ces recherches, et ses connaissances en biologie humaine lui sont bien sûr très précieuses…
Il semble qu’en réalité, les parents de Lôghar aient décidé de se substituer aux médecins, avec l’aide de ma mère, pour tenter de guérir l’enfant. Mais d’après ce que j’en sais, sa maladie était à l’époque incurable, et l’issue en était fatale à court terme au moment où il est né… Car Lôghar est atteint d’une maladie rare, qui se manifeste par une dégénérescence rapide des cellules du cerveau, qui conduit dans un premier temps à la folie, après un rapide passage par divers troubles, comme des hallucinations, une difficulté à apprendre à marcher, à parler, etc.… A l’époque où je vivais sur Vinéa et où mon nom était encore Lôghar, cette maladie était bien maîtrisée, et les enfants qui en étaient atteints pouvaient être sauvés, à condition de recevoir un traitement dès les premiers jours de leur vie. Mais à l’époque où je me trouvais à ce moment-là, ce traitement n’existait pas encore… Se pourrait-il que ce soit les recherches sur le cerveau de cet enfant, qui ont permis de faire avancer la médecine et les traitements concernant cette maladie ?
XVIII
Il y a plus étrange encore. Si comme je le suppose, Arkhan fait des recherches sur son propre fils, pourquoi ne bénéficie-t-il pas d’un laboratoire « officiel », avec une équipe de recherche plus étoffée, et des moyens plus importants ?
Là encore, il n’y a pas beaucoup d’explications possibles, la plus intéressante étant que les recherches entreprises par Arkhan, Zortha et ma mère sur l’enfant ne soient totalement secrètes, et pas du tout approuvées par Vinéa. Les dirigeants de la Deuxième Cité et ceux de la planète auraient-ils décidé de ne rien faire, de ne pas mener de recherches sur cette maladie ? Ou encore, Arkhan et Zortha se seraient-ils purement et simplement passés de l’avis des dirigeants, et auraient-ils pris l’initiative de ces recherches de leur propre chef ? Il semble que ce soit plutôt cette explication-là qui soit la bonne. En effet, pourquoi les dirigeants de Vinéa ou de la Deuxième Cité auraient-ils refusé de mener à bien des recherches médicales dont le but est de trouver un remède à une maladie qui fait des ravages à cette époque sur la planète, et tue de nombreux enfants ?
Il y a encore une chose qui ne « colle » pas avec tout cela : si à mon époque cette maladie a pu être soignée, et éradiquée, c’est que les recherches en question on porté leur fruit. Alors, y a-t-il eu concurrence entre deux équipes, ou plus simplement, les recherches n’étaient-elles pas commencées à l’époque où je me trouve actuellement ? Il semblerait donc, et ce serait le plus logique, que les recherches sur cette cruelle maladie n’aient pas encore débuté. Et que ce soit les recherches « officieuses » d’Arkhan, de Zortha et de ma mère qui en aient été le démarrage…
Se pourrait-il qu’ils aient réussi ?
Qu’est devenu, alors, cet enfant ? S’il est dans un cocon de mise en léthargie, c’est qu’il n’est pas encore tout à fait mort, sinon, sa place serait soit dans une tombe, soit dans une chambre froide afin de faire une autopsie du corps pour étudier le cerveau de l’enfant, aux fins d’en savoir davantage sur la maladie. Or, il est dans un cocon, donc vivant. Qu’est-il donc devenu ? A-t-il pu guérir ? Mais cette maladie est redoutable, et provoque des lésions irréversibles au cerveau… S’il a survécu, il ne peut être que fou, ou au moins il ne possède plus toutes ses facultés…
XIX
Il me fallait en savoir davantage sur ce qu’est devenu l’enfant sujet des expériences de Zortha, d’Arkhan et de ma « mère ». D’ailleurs, pourquoi me faut-il continuer à l’appeler ma « mère » ? Il est évident qu’elle ne l’est pas…
En effet, un fait me frappe de plus en plus : elle semble identique à celle que j’ai connu étant enfant, puis jeune homme, et même adulte. A croire que le temps n’a aucune prise sur elle…
J’ai alors quitté le laboratoire. Il me paraissait évident que je n’avais plus rien à y apprendre pour le moment… J’ai regagné le domicile d’Arkhan et Zortha, et j’y ai un peu fouillé, pour en savoir plus sur leurs liens avec ma mère. Il y avait forcément des notes, des écrits d’elle, puisqu’elle travaille pour eux sur la maladie de leur enfant… et comme ce ne sont visiblement pas des recherches officielles, ces notes ne peuvent se trouver dans un laboratoire. Elles se trouvent forcément chez eux… Mais j’avais raison… Sauf que ce qu j’ai découvert dépasse largement ce que j’avais pu imaginer… En fait de notes, j’ai trouvé… un dossier ! Un dossier au nom de ma mère, mais pas du tout le genre de dossier auquel je m’attendais. Il comporte en réalité non pas son état civil, son dossier médical, et autres données personnelles, mais est en réalité composé d’un dossier technique complet, plans à l’appui, de l’androïde élaboré par Zortha, et qui a le visage de ma « mère ». Voilà donc l’explication… Ma mère ne vieillit pas car elle n’est pas mortelle. Elle ne change pas car elle est « immortelle », et qu’elle est en réalité une machine…
Cela me laisse songeur. Parce que si ma « mère » n’est pas ma mère, de qui suis-je né ? Se pourrait-il que je sache depuis le début qui est l’enfant dans le cocon de léthargie ? Se pourrait-il qu’ils aient réussi, et que je sois en réalité leur fils ? Si j’ai raison, il y a un certain nombre de points que je dois vérifier, mais cela éclaire d’un jour nouveau toute mon histoire, toute ma vie… C’est vertigineux…
XX
Les vérifications ont en réalité été plutôt simples, puisque je savais quoi chercher, et où chercher… Et ces recherches ont confirmé mon hypothèse, qui crevait les yeux, finalement, et j’ai été bête au point de ne rien voir… Il est évident que celle qui m’a servi de mère a été créée par ma vraie mère, Zortha, pour seconder mon père dans ses recherches afin de me sauver la vie. Il se peut que ces recherches aient pris plus longtemps que prévu, et même que mes parents soient morts avant d’en avoir vu la fin. Toujours est-il que si l’androïde qui m’a élevé a incendié le laboratoire où les recherches avaient eu lieu, c’est plus pour effacer les traces de ces recherches clandestines que pour effacer ma propre histoire…
Curieux démarrage dans la vie : Je suis né, malade, et je n’aurais pas dû survivre. J’ai été sauvé puis élevé par un androïde en lieu et place de mes parents, vraisemblablement décédés avant l’aboutissement de leurs recherches…
Curieuse revanche aussi de ma vie sur La Vie : après avoir été « mort », j’ai finalement survécu à une maladie mortelle. J’ai passé toute ma vie à en chercher le sens, et j’ai fini par réussir à la rendre infinie. Je suis un paradoxe : alors que je n’aurais jamais dû vivre, que j’étais déjà mort pour tous, j’ai finalement découvert un moyen de ne jamais mourir…
XXI
Je me posais des questions sur le devenir de Lôghar. Je me demandais si ses parents avaient fini par le guérir, et comment il en était sorti. J’ai maintenant la réponse. Je suis vivant, mais je reconnais bien en moi certaines séquelles de la maladie que j’ai contractée durant mon enfance. Tout s’explique ou presque. Mes différences avec les autres enfants. Ce qui fait que je suis si « bizarre » aux yeux des autres Vinéens, et que je n’y ai pas vraiment ma place. Comment pourrais-je être chez moi, alors que ma vie est un mensonge depuis le début ? Comment puis-je me sentir bien, alors que je n’aurais jamais dû être là ? J’ai survécu grâce à l’amour de mes parents, qui sont morts avant que j’aie eu la chance de les connaître. Et d’après leurs réalisations (et ma « mère » et moi en sommes les principales), ils étaient brillants, puisqu’il m’a fallu si longtemps pour comprendre… L’éducation donnée par ma mère était, et maintenant, je comprend pourquoi, exempte de tout sentiment. Aucune faille, aucun désir autre que ceux ordonnés par les besoins physiologiques. Aucun amour non plus, aucune tendresse, aucun sentiment… Elevé par un robot, j’ai fini par devenir comme elle, par me comporter comme elle, rationalisant tout, analysant tout, disséquant chaque problème jusqu’à tout comprendre… Je ne suis plus un Vinéen. La part vinéenne est morte lorsque j’étais enfant. Lôghar, finalement, ne s’est jamais réveillé de sa longue léthargie. C’est Gobol qui s’est réveillé suite à la réussite du traitement mis en place par l’androïde. Pas étonnant que j’aie cherché toute ma vie à créer l’être parfait… Je n’avais que ça sous les yeux : la perfection créée par Zortha, ma mère, pour me sauver de la maladie d’abord, puis pour me servir de mère au décès de celle qui m’avait fait naître…
Je suis un non Vinéen. Ma place est avec mes machines. Ma seule consolation est que j’ai l’éternité devant moi pour réécrire mon histoire. A ma disposition, j’ai mon troisième vaisseau, qui me permettra de rejoindre mes parents, Arkhan et Zortha. Il me donnera la possibilité de réécrire mon histoire et celle de mes parents. Aurai-je un jour fini cette quête ? Parviendrai-je à me réconcilier avec moi-même, avec cette histoire qui malgré tout est la mienne ? Puis-je vivre en faisant abstraction de cette étrange histoire familiale ? Kifa est opérationnelle depuis quelques temps maintenant. Mes petits anges gardiens semblent remplir toujours leur mission. Mais j’ai pu capter récemment des conversations à leur propos qui ne m’ont pas beaucoup plu. Il semblerait que mes petits guides soient un peu trop indépendants et critiques au goût des dirigeants de Vinéa. Que vont-ils faire ? Vont-ils les reprogrammer ? Les dénaturer ? Après tout ce que j’ai fait pour eux… Ils n’ont pas voulu de Kifa. J’ai pourtant tout fait pour m’intégrer, pour appartenir coûte que coûte à ce peuple. Suis-je encore l’un des leurs ? Finalement, les derniers liens qui me rattachent à Vinéa, ce sont ces petits robots… Si on coupe cette attache, on me coupe des enfants, de l’avenir de mon monde. Ma vie aura-t-elle encore un sens ?
Les enfants de Vinéa sont tout ce qui me reste. Eux seuls peuvent encore donner du sens à cette vie…
Les enfants sont des êtres merveilleux. Tout est possible, quand on est un enfant. Le monde s’ouvre devant eux. Qu’en feront-ils ? Sauront-ils éviter les erreurs de leurs pères ? Mes robots sont précieux pour eux. J’espère que les adultes s’en rendent compte ! Avec ces petites machines, non seulement ils apprennent tout ce qu’ils doivent savoir sur le monde dans lequel ils vivent, mais aussi tout ce qu’ils devront savoir pour pouvoir y vivre pleinement, en adultes, libres.
Paradoxalement, c’est sans doute parce que je n’ai jamais eu ce que tout enfant a, dès avant sa naissance, que j’ai un sens si aigu de ce qui m’a manqué.
C’est bien autre chose qu’une question biologique. Maintenant que je connais la vérité sur mon enfance, je comprends pourquoi je suis si « décalé » du monde qui m’a vu naître.
Comment comprendre le monde dans lequel on naît, sans ce lien charnel, sans la transmission d’un être à l’autre ? Une machine peut-elle remplacer un être de chair et de sang ? Aurais-je pu m’insérer dans mon monde si j’y avais vécu de la même manière que les autres, si j’avais eu un lien privilégié et unique avec au moins un des êtres le peuplant ?
Il me semble que ce que transmet une mère à son enfant, c’est bien plus que des aliments et un certain savoir. Elle lui transmet aussi une part d’elle-même. De son histoire. En donnant naissance à un enfant, elle crée une vie, mais elle la « transmet » aussi, avec tout ce qui va avec. L’enfant est inscrit dans une lignée. Il naît au monde avec une famille, un père, une mère, et l’histoire que ses parents portent en eux. Je suis la preuve « vivante » que cette transmission est vitale.
Sans elle, pas de passé. Pas d’histoire. Et pas d’humanité. En étant obligés de remplacer ma mère par une machine, mes parents ont certes sauvé ma vie, mais ils ont aussi créé un monstre inadaptable à cette société dans laquelle je suis né.C’est pour cela que je suis mort. Que Lôghar est mort. Il ne pouvait pas survivre dans un monde où il n’a pas sa place. En tuant Lôghar, Gobol a enfin pu naître. Le monde dans lequel je suis né n’avait pas de place pour moi. Il me fallait donc mourir pour renaître et pouvoir vivre au monde que je me suis créé. Et Gobol est et restera seul à jamais.
Que vais-je bien pouvoir faire de cette éternité de solitude qui m’attend, si je suis rejeté une fois de plus ? Ma vie entière n’aura été qu’un paradoxe. Moi qui, finalement, suis le moins Vinéen de tous les Vinéens, il semble que je sois le seul à m’être posé des questions sur le sens de cette vie qui m’a été donnée. Et je suis aussi vraisemblablement celui pour qui la vie a le moins de sens… Aucune de mes réalisations ne m’aura permis de devenir réellement l’un d’entre eux… Alors que je suis le seul à avoir posé un regard critique sur la société à laquelle j’appartenais, je suis le seul aussi à avoir conscience tant de ses défauts que de ses qualités. Le seul aussi à avoir à se battre depuis le début pour en faire partie. Le seul à ne pas pouvoir en faire partie, à ne pas y avoir de place. Et pourtant, je sais tout de ce monde…
EPILOGUE
Les anges gardiens devaient être les guides des enfants de Vinéa. Ils devaient tout leur apprendre… Mais les dirigeants de Vinéa ne l’ont pas entendu de cette oreille, et les ont exilés avec moi, sur Kifa, parce qu’ils devenaient trop critiques, il influençaient trop les enfants…
Il ne me reste rien… Pas même la seule chose positive que j’avais réussi à construire sur Vinéa. Les enfants, privés de leurs anges gardiens, ne feront que reproduire ce qui a toujours été fait sur Vinéa : Ils rentreront dans le moule, et perpétueront cette société où ils seront sommés de s’intégrer…
Je vais donc mettre mon projet à exécution. Je vais dévier Kifa, pour la faire s’écraser sur Vinéa et détruire la planète. Je n’en réchapperai qu’à l’aide de mon troisième vaisseau. Je quitterai Kifa avant qu’elle n’atteigne Vinéa. Mais pour cela, j’ai besoin d’Akhar. Je vais renvoyer un des anges gardiens près d’Hégora pour qu’elle me ramène Akhar, et que je puisse y prélever les éléments vitaux qui manquent encore à mon vaisseau pour le rendre opérationnel… Puis, je quitterai Kifa, et je pourrai alors remonter dans le temps, dans le temps où j’aurais dû vivre, et recommencer ma vie là où elle aurait du se dérouler…
lllllllllllllll
Toute une vie bâtie sur un mensonge. Toute une vie qui n’aurait jamais dû être.
Lôghar, sauvé, puis élevé par une machine, qui toute sa vie n’a eu de cesse de créer des êtres vivants, incapable de créer autre chose que des machines… Lôghar, passionné depuis tout petit par ces enfants, si différents de l’enfant qu’il était, incapable d’ailleurs de se considérer comme un des leurs, comme un enfant…
Lôghar, seul Vinéen, finalement, à avoir interrogé sa vie à tel point qu’il a réussi à y déceler ce qu’aucun autre Vinéen n’a même songé à y chercher, ce petit « plus » qui fait qu’un homme est un Homme et non une machine, si performante soit-elle. Lôghar, qui a du changer de nom, s’exiler, mourir, pour continuer de vivre à jamais sous une autre identité, tant il lui était difficile de se considérer comme faisant partie des leurs…
En construisant des robots, en vivant artificiellement grâce à l’immortalité que lui confère le Vinadium, sa plus grande découverte, Gobol devient lui-même ce qu’il a toujours considéré qu’il était en réalité : une sorte de machine ultra perfectionnée, indestructible, toute-puissante. Et pourtant si fragile qu’il suffira qu’un de ses petits anges gardiens se retourne contre lui pour mettre fin à son existence…
Juillet 2006.
Amélie Platz, d’après l’œuvre de Roger Leloup.
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