lundi 18 octobre 2010

Encore quelques pages...

Allongée dans un lit d’hôpital, Eileen venait de terminer de lire un des deux livres qui se trouvaient sur ses genoux. Elle appela Sabine à qui ils appartenaient. Elle n’avait jamais eu l’occasion de les lui rendre, et c’était donc maintenant ou jamais. La jeune femme était grande, brune, et pour l'heure plutôt pâle. La maladie ne l’épargnait pas : ses yeux étaient cernés, ses lèvres très pâles et sèches. Sa respiration était lente, difficile, parfois douloureuse, et la fatigue se faisait sentir à chaque effort. Elle venait de terminer «Concerto à la mémoire d’un ange», d’Eric-Emmanuel Schmitt, et sa lecture l’avait non seulement fatiguée, mais aussi un peu abattue : les thèmes développés dans ce recueil de nouvelles n’avaient rien de très joyeux, et n’étaient pas faits pour remonter le moral. Cependant, Eileen s’était amusée à la lecture, la prenant pour ce qu’elle était : du pur divertissement. En d'autres les circonstances, elle aurait sans doute pris beaucoup de plaisir avec ce recueil. Sabine entra dans la chambre, à la fois heureuse de la revoir et triste que ce soit en  une telle occasion. C’était une jeune femme rousse d’un peu plus de trente ans, comme son amie. Elles avaient été collègues et vivaient les mêmes rêves : des métiers passionnants, des maris aimants et attentionnés, des enfants magnifiques et en bonne santé. Rien ne venait gâcher ce bonheur, pour l’une comme pour l’autre, jusqu’à la maladie d’Eileen. Elles avaient toujours été complices, depuis leur rencontre dans l’entreprise où Sabine travaillait toujours. Même si Eileen avait décidé de démissionner pour explorer d’autres potentialités, elles étaient restées en contact étroit et ne manquaient pas une occasion de se voir, de se téléphoner, malgré le manque de temps et la vitesse à laquelle il passe. Elles avaient tellement de choses à se dire, tellement à vivre ! Les deux femmes se regardèrent et se sourirent. Elles savaient les mots inutiles, superflus. L’amitié était là, et se suffisait à elle-même. Sabine s’approcha du lit, et s’assit sans mot dire sur la chaise. De là, elle pouvait la toucher, elles ne pouvaient être plus proches l’une de l’autre.
« Bonjour Sabine ! J’ai deux livres à te rendre.
- Oui, tu les as terminés ?
- Celui-là, oui, mais pas l’autre.
- Et qu’en as-tu pensé ?
Sabine désignait le livre qu’Eileen venait de lui rendre. On y voyait un dessin, sur la couverture, représentant un homme et une femme endormis l’un dans les bras de l’autre, volant au-dessus de la mer, survolant un village dans le ciel étoilé de la nuit.
- Des nouvelles sympas, mais je trouve qu’Eric-Emmanuel Schmitt est moins inspiré qu’il ne l’a été du temps d’ «Oscar et la dame rose», comme si le succès en avait fait une machine à écrire qui n’a plus besoin que de son nom pour vendre un livre. C’est dommage, parce que j’ai eu l’impression de lire des nouvelles gentillettes, mais qui n’ont pas la force qu’avaient ses premiers récits…
- Oui, j’ai aussi été un peu déçue par ce recueil… Tiens, autre chose : tout à l’heure, j’ai fait un tour au centre-ville de Colmar, et j’ai pu y admirer les jolies maisons alsaciennes de la Place de l’Ancienne Douane à Colmar.
- Tu sais, répondit Eileen, c’est là qu’habitent mes tantes.
- Oui, j’y ai pensé, et j’ai voulu aller les voir de ta part, pour leur donner de tes nouvelles. J’ai sonné trois coups, mais personne n’a répondu.
- C’est qu’elles ne sont pas folles. En été, elles débranchent la sonnette sinon, elles auraient tout le temps des visiteurs. Et elles sont âgées et tiennent à leur tranquillité et leur indépendance ! Je ne pense pas qu’elles quitteront un jour cette maison, même si elle est loin d’être adaptée à leurs problèmes de santé. En fait, je crois que si elles devaient la quitter, elles en mourraient.
- Et l’autre livre ?
- Il me reste quelques pages. »
Les deux femmes discutèrent un bon moment, parlant de tout et de rien. Le ton était léger, presque badin. Soudain, Sabine se tut, incapable de prononcer un mot de plus. Elle posa sa tête sur la couverture qui recouvrait le corps décharné et les jambes de son amie, qui l’attira à elle et posa sa main sur ses cheveux en un geste de réconfort et de consolation.
Les mots étaient désormais inutiles. Malgré toute l'aide que lui avait apportée Sabine en lui rendant visite, l’une et l’autre savaient que cela ne pouvait pas durer.
« Je ne pourrai pas partir tant que je ne l’aurai pas fini. Et je ne le finirai pas en ta présence, c’est impossible.
- Alors je vais rester, comme ça tu ne partiras pas.
- Tu sais bien que c’est inéluctable. Et tu as ta famille, ton mari, tes enfants… »
Sabine ne dit plus rien. Les larmes montaient ; bientôt elles s’écoulèrent lentement et silencieusement. Elle ne relevait toujours pas la tête, tentant de retarder l’échéance. Pourtant il fallait qu’elle rentre chez elle. Sa présence avait été un vrai réconfort, mais elle devenait maintenant presque indécente. Sabine se leva, embrassa son amie et sortit lentement de la chambre, le livre dans la main.
Elles s’étaient dit adieu. L’une et l’autre savaient l’échéance proche, et Eileen savait aussi qu’il lui restait le choix. Le choix de terminer ce qu’elle avait commencé. Ce livre en était le symbole, mais n’était pas tout. Et de toute façon, elle devait le terminer seule. La mort est trop intime, personnelle, pour avoir des témoins.
Après le départ de son amie, Eileen sentit les larmes jaillir là aussi de manière silencieuse et douloureuse. Malgré l’amitié de Sabine et des autres, malgré l’amour de Sam et des enfants, à la fin, on est toujours seul. C’était une épreuve sans retour qu’elle devait affronter. Mais elle ne partirait pas sans avoir vu une dernière fois ses enfants, son mari. Elle se savait condamnée, mais elle voulait partir avec son visage en mémoire, son amour en souvenir. Il avait été son compagnon toutes ces années, son soutien durant sa maladie. Il était un père merveilleux, et elle savait qu’elle pouvait compter sur lui pour prendre soin des enfants. Il aurait des moments difficiles, mais il saurait trouver de l’aide.
Sam entra dans la chambre, accompagné des enfants. Eileen les regarda chacun à son tour, Mary, Sean et Kate, la toute petite. Elle les prit chacun dans ses bras, les embrassa longuement, leur sourit, et Sam les raccompagna à la porte. Il les confia à l’infirmière et revint sur ses pas pour accompagner sa femme. Tout avait été dit. Il s’assit sur la chaise occupée par Sabine quelques instants avant, et prit la main de sa femme.
« Je prierai pour toi, ma chérie, tous les jours que Dieu me donnera.
- Moi aussi. Je continuerai à prier pour les enfants et pour toi, je serai toujours là. »
Le silence s’installa, apaisé, serein. La tristesse viendrait plus tard, quand l’absence serait là, quand le quotidien rappellerait les jours de sa présence. Pour l’heure, elle n’avait plus sa place, temporairement. La tristesse est pour les vivants. Sam tenait la main de sa femme dans la sienne, et la regardait, comme pour graver son visage dans sa mémoire, comme elle avait voulu le faire un peu avant.
Elle ouvrit le livre. Encore quelques pages à lire et elle y serait.
Amélie Platz, Octobre 2010

2 commentaires:

  1. Comme le disait a Amélie par mail: c'est un bon début pour un receuil de nouvelles...

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  2. Bon, ce sera aux peut-être futurs lecteurs de juger, mais début, certainement !
    Merci Val !

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