dimanche 20 février 2011

La pièce montée

Aujourd'hui, Gwen fête son anniversaire de mariage. 18 ans ! Chapeau bas, madame ! Et du coup, le thème d'aujourd'hui pour l'atelier, c'est... le mariage !
Je me suis donc lancée.


J'ai été travaillée avec amour. Il m'a façonnée en y mettant tout son cœur, et je suis parfaite à ses yeux, avec des proportions exceptionnelles capables de remplir d'aise la centaine d'invités de la noce.
Je suis le clou de la fête, le feu d'artifice qui doit terminer la soirée en beauté et laisser aux invités un souvenir impérissable. D'ailleurs, telle un trophée, je trône dans une pièce à la paroi vitrée, c'est un vœu des mariés, afin que tous puissent m'admirer.
Et aucun ne s'en prive, vous pouvez me croire !

En début de soirée, quand le pâtissier m'a déposée ici, j'ai bien senti combien il était fier. Fier de moi, de son œuvre, mais aussi de lui. Les mariés sont des gens importants, et c'est lui, le nouveau pâtissier du village, qui a été choisi pour réaliser le dessert du mariage ! Quel honneur c'est pour lui... je ne peux pas le décevoir, et je suis parfaite. Il sera remarqué, les parents des mariés, des notables de la bourgade, parleront bientôt de lui, le conseilleront à leurs amis influents pour leurs réceptions dans le "monde", et son affaire "décollera" enfin.
Mais des enfants se pressent déjà derrière la vitre. Ils sont tous très beaux, dans leurs costumes sur-mesure assortis. Les filles portent de jolies robes beiges avec des touches de rose sur un chemiser immaculé, et les garçons des bermudas du même beige, avec une chemise blanche et une rose à la boutonnière. Qu'ils sont élégants ! Chez les plus jeunes, la rose a bien sûr déjà disparu. Mais l'essentiel est que les photos soient réussies. Après tout, c'est ce qui restera une fois la journée terminée. C'est d'ailleurs pour cela que le photographe les a tous rassemblés avant la cérémonie : les photos devaient être parfaites !
Les visages qui me contemplent sont jolis, poupins, roses et gais. L'innocence de l'enfance est extraordinaire. Ils jouent, rient en me voyant, se réjouissant à l'avance de pouvoir dévorer mes choux à la crème et la nougatine qui les recouvre. Ils sont heureux de se retrouver, de jouer ensemble et de partager cette belle journée. Je ne connais pas leurs prénoms, mais il me semble que certains sont frères et soeurs, tandis que d'autres pourraient être leurs cousins. J'en vois un, d'ailleurs, qui semble différent, malgré le même « uniforme ». Il se tient en retrait, presque à l'écart, on dirait... Se pourrait-il qu'il ne les connaisse pas ? C'est impossible : les vêtements semblent indiquer qu'il fait partie de la même famille, ils sont tous les enfants d'honneur qui forment le cortège accompagnant la mariée à son entrée dans l'église, dans les grandes et riches familles de nos campagnes. Et puis, cette ressemblance avec les autres... l'air de famille est évident. Ah ! Voici une dame qui s'approche ! Comme elle est belle ! Et quelle grâce, quelle classe ! Je ne suis pas tombée dans un mariage bas de gamme, moi ! Que du beau monde ! Elle porte un petit chapeau très original qui lui va à ravir. Elle m'a vue et me regarde avec un grand et doux sourire. Et voici un homme également très élégant qui s'approche d'elle. Il fait signe aux enfants de retourner dans la salle et... Oh ! La jeune femme.... son joli sourire a disparu ! C'est étrange. J'ai soudain l'impression qu'elle est triste... non ! C'est de la peur que je sens ! Une peur indicible, violente et sourde. C'est presque de la terreur qui enlaidit soudainement ce visage si charmant il y a quelques secondes... Quel secret cache donc cet homme, qu'est-ce qui fait si peur à sa femme ? Elle semble paralysée... L'homme pose sa main sur son bras pour l'entraîner avec lui, et je ne pense pas m'être trompée : c'est bien un sursaut de frayeur que j'ai perçu. Elle se maîtrise pourtant exceptionnellement bien. Elle a déjà retrouvé son sourire, son maintien et sa classe. Elle prend le bras de l'homme et s'éloigne de moi, non sans m'avoir jeté un dernier regard. Mon Dieu ! Comme il a changé par rapport à celui qu'elle avait en arrivant ! Celui-ci est d'une tristesse insondable, comme si un gouffre s'était ouvert devant elle et qu'elle n'avait d'autre choix que d'y plonger... Ils sont déjà partis. L'enfant, celui qui était à l'écart, a lui aussi vu la scène. Il n'a rien dit, n'a pas esquissé un geste. Il est différent des autres et j'ai l'impression qu'il a tout compris. Mais compris quoi ?

Une autre femme s'approche. Elle se dirige vers lui, veut le prendre par la main, mais l'enfant se serre contre elle. La femme a environ trente ans, ses vêtements sont plus quelconques que ceux de la femme qui vient de partir, mais leur simplicité ne peut masquer la grâce et la prestance de cette femme qui en impose rien que par sa présence. Une immense tristesse ternit son beau visage, accentuant l'étrange ressemblance avec l'autre femme. Il y a pourtant en elle un quelque chose en plus que je ne parviens pas à définir. Elles pourraient être jumelles... Un homme dans un costume très simple, sobre et sans fioritures, arrive derrière elle et pose ses mains sur ses épaules. Il semble souffrir, compatir à la douleur de celle qui doit être sa femme. Il a l'air fort, costaud, et la soutient un moment. Je la sens hésiter, puis elle se reprend elle aussi. Son visage se raffermit, elle rajuste le col de son chemisier et remet en place une mèche rebelle. Elle suspend ses gestes un instant, les yeux fixant le sol, puis relève la tête. Son visage est maintenant impassible, déterminé. Elle prend la main de l'enfant, passe l'autre sous le bras de son époux et la petite famille regagne la salle des festivités. Ils n'ont pas dit un mot. Sans doute en avaient-ils déjà dit assez auparavant.

Un peu plus tard, j'ai la bonne surprise de voir la mariée sortir de la salle. Elle est belle, ravissante, même, et pleine d'entrain. Une nouvelle vie est en train de débuter pour elle, et elle semble très heureuse, parfaitement épanouie. Elle ressemble comme deux gouttes d'eau aux deux femmes que j'ai déjà vues tout à l'heure. Nul doute quelle est leur jeune soeur : elle a la même grâce, la même distinction qu'elles, le même regard doux et ce bonheur tranquille et sans tache qui fait les jeunes mariées. Elle s'approche de la vitrine et me contemple un instant de ses grands yeux clairs et généreux. Ils sourient, comme elle, devant cette vie pleine de promesses qui s'annonce. La personnalité des mariés laisse présager une vie confortable : elle est la fille d'un médecin d'origine noble, reconnu. C'est une véritable pointure dans le domaine où il exerce, un éminent spécialiste des maladies nerveuses et mentales, marié à la fille d'un aristocrate de la région.
Le marié, lui, est le fils d'un grand industriel qui a fait fortune et s'est lancé en politique, soutenu par son épouse, fille d'un général de la Seconde Guerre Mondiale. C'était un héros, qui a donné à ses enfants un fort sentiment patriotique. Ils habitent un château à une dizaine de minutes en voiture du bourg.
La jeune mariée a le regard étincelant, elle est rayonnante de bonheur et son mariage se présente sous les meilleures auspices. Elle fait quelques pas de danse face à moi, virevolte sous les yeux amusés et attendris du cuisinier qui l'observe depuis quelques instants, puis elle va rejoindre ses invités qui l'attendent dans la salle où on servira le repas dès qu'elle aura rejoint son jeune époux.

Les serveuses ont enfin entamé leur ballet. Elles vont de l'office à la salle en passant devant moi, les bras porteurs de plateaux chargés de mets raffinés et de corbeilles débordant de petits pains variés. Le sommelier est également arrivé dans la salle avec une bouteille de vin, et il n'arrêtera plus de la soirée, allant sans doute d'une table à l'autre en remplissant sans cesse les verres des convives.
Deux jeunes filles en tenue de service viennent s'asseoir près de ma vitrine, sur les chaises occupées auparavant par deux vieilles dames très chics qui ont depuis rejoint la salle avec les autres invités. Elles semblent attendre que les convives aient vidé leurs assiettes et profitent de ce petit moment pour papoter.
"Ouf, on est tranquilles pendant... allez... dix minutes ? Dit l'une en souriant.
- Ouais, ben moi, je ne suis pas à l'aise, si tu veux tout savoir !
- Chut ! Tu sais bien qu'on n'a rien à dire ! On fait notre boulot, c'est tout !
- Mais quand même ! Tu sais comme moi comment ça fonctionne et ce qui va se passer pour elle !
- Oui, mais je t'en prie, tais-toi ! Si la "vieille" nous surprend, on se fait virer illico toutes les deux !
- Rhâââ !! Ca me met en rage ! Quand j'pense à cette pauv'fille ! Tu sais, je l'ai connue au collège, elle était si gentille... j'ai vraiment peur de ce qu'elle...
- Chut ! Voilà le marié ! Lève-toi !"

Et voilà. Elles sont reparties au turbin, et je n'y comprends plus rien. C'est un mariage, non ? On dirait un enterrement...
Et c'est lui, le marié ?
Enfin, je le vois ! Il est grand, il porte un riche et magnifique costume en lin clair, il a de la classe, de la prestance, comme la jeune femme qu'il a épousée. Immédiatement, il en impose. Si j'étais une femme, je serais sans doute ravie du regard qu'il pose sur moi ! C'est un bel homme, très jeune, me semble-t-il. Il doit avoir environ vingt-cinq ans, guère plus. Il a un visage doux, lumineux, épanoui. Il a l'air heureux, et c'est bien le moins, le jour où l'on se marie ! C'est d'ailleurs étrange maintenant que j'y pense. Ce contraste avec les deux jeunes femmes de tout à l'heure... Comme si elles savaient quelque chose qu'il ignore. Et c'est son mariage !
Une femme d'un certain âge vient de sortir de la salle de réception. Elle s'approche du marié, elle est radieuse, visiblement très heureuse. Elle rajuste le noeud papillon du jeune homme, remet en place sa veste et l'époussette. Elle ressemble à n'importe quelle mère qui marie son fils. Son deuxième fils. Parce que j'ai déjà rencontré l'aîné, il me semble. Oui, c'est sans erreur possible l'homme qui faisait si peur à la soeur aînée de la mariée tout à l'heure. Il ne ressemble pas au marié, dont le visage est bien plus doux, mais à sa mère. Cette femme, malgré les efforts qu'elle fait, ressemble à un dragon. Son visage est dur, cruel. Elle va phagocyter sa deuxième belle-fille comme elle a éteint la vie de la première, c'est évident.
Ses yeux disent la convoitise et la joie malsaine face à ce fils qu'elle marie. Une nouvelle belle-fille, bientôt des petits-enfants, et une esclave de plus au château familial. Parce qu'il va de soi que, comme son aînée, la mariée n'aura pas d'autre choix que de se soumettre à la volonté de sa belle-mère.
Jusqu'à ce que la mort les sépare.

Amélie Platz, 20 février 2011

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