Aujourd'hui, l'inspiration viendra du thé. Gwen nous propose en effet 15 noms de thés de chez Mariage Frères, dont 10 au minimum devront figurer dans le texte.
Voici les noms en question :
- La route du temps
- Maharadjah
- Fleur du désir
- Mikado
- Trois noix
- Elixir d’amour
- Exposition coloniale
- Montagne d’or
- Duvet du dragon
- Guerriers
- Moon Palace
- Comète
- Fall in love
- Haute mer
- Grands Augustins
À « La Route du temps »
Andrea se préparait à sortir du Moon Palace, le plus grand hôtel de la ville, où elle était réceptionniste. Il était 17 heures, tea time, et elle allait comme chaque jour passer sa pause avec sa meilleure amie. Dans deux heures, il lui faudrait déjà retourner à son poste et subir les assauts incessants du téléphone et... de Robert.
Robert était garçon de salle et travaillait au restaurant du « Monn P. », comme tous l'appelaient entre eux. Rien qu'à voir sa face ravagée par les séquelles de l'acné juvénile, Andrea avait pitié de lui. Elle le trouvait affreux, mais, le pauvre, ce n'était pas vraiment de sa faute. On a le physique qu'on a, et on n'y peut rien ! En revanche, avoir un comportement lourd-dingue, ça, oui, on y peut quelque chose. Et Robert ne semblait pas se rendre compte de la répulsion qu'il lui inspirait. Il était le Maharadjah et semblait persuadé que sa simple présence rendait tout élixir d'amour inutile : les filles ne pouvaient que tomber dans ses bras, transies de désir et d'amour par sa seule présence.
Il appréciait particulièrement Andrea, d'ailleurs : jamais il ne manquait une occasion de lui parler, même et surtout (selon Andrea) si c'était pour lui dire des banalités ou, pire, pour lui raconter des bobards dans le but évident de l'épater. La dernière fois (la veille !), il était venu la voir à la réception alors qu'elle était plongée dans un roman qu'elle venait de s'offrir, « Fleur du désir ». Et le voilà qui se lance dans une histoire rocambolesque de naufrage en haute mer, lors d'un voyage qu'il aurait fait en Chine l'année précédente. Le bateau aurait, selon lui, coulé à quelques centaines de mètres de la côte (ouais, on n'est pas en « haute mer », là !) et il aurait vu, depuis le canot de sauvetage où il avait trouvé refuge avec les autres rescapés, sept guerriers fantastiques, gravissant la Montagne d'Or qui doit son nom à l'aspect qu'elle prend au coucher du soleil.
Mouais. Pas très crédible, tout ça ! Et de toute faon, Andrea s'en fichait pas mal. Et elle aurait bien aimé retourner auprès de Manolo, le héros de « Fleur du désir ». Lui, au moins, c'était un homme, un vrai ! Beau, viril, grand, musclé, intelligent... le gendre idéal et surtout le genre d'homme qu'elle rêvait de voir dans son lit.
Elle avait été sauvée de Robert et de son sauvetage rocambolesque par l'arrivée d'un des plus importants clients de l'hôtel : l'invité d'honneur du vernissage de l'exposition sur l'Exposition Coloniale sise au Musée des Arts primitifs du quartier voisin.
Andrea se rendit au salon de thé « La Route du temps », dans la rue des Grands Augustins. Elle y avait rendez-vous avec Lucie, sa meilleure amie, comme tous les après-midi. Toutes deux se connaissaient depuis l'enfance et rêvaient de la même chose : la rencontre du Prince Charmant. Elles aimaient bien ce salon de thé, pour l'atmosphère mystérieuse et feutrée qu'il dégageait. L'endroit était calme, très fréquenté mais suffisamment vaste pour préserver l'intimité propice aux confidences. Et on y dégustait les meilleures pâtisseries du quartier. Lucie était déjà installée quand Andrea poussa la porte. Elles étaient des habituées et la jeune serveuse les connaissait bien. Aussi avait-elle attendu l'arrivée d'Andrea avant de venir à leur table.
Lucie commanda un chocolat chaud et un gâteau chocolat-trois noix (spécialité de la maison), pendant qu'Andrea jetait son dévolu sur une mousse au chocolat et un thé Darjeeling.
Lucie était curieuse de connaître les dernières péripéties du Moon Palace et les nouvelles frasques de Robert. Elle attendait les récits truculents de son amie avec gourmandise et se nourrissait pleinement de la vie mouvementée d'Andrea, palliatif au vide existentiel qui caractérisait la sienne. Andrea ne savait jamais sur quel pied danser, d'ailleurs. Lucie était très secrète, elle ne racontait rien ou presque de ses journées, mais c'était une oreille formidable, capable de l'écouter s'épancher pendant des heures. Aussi Andrea ne se posait-elle pas trop de questions, faisant chaque jour à Lucie un compte-rendu détaillé de la vie du Palace.
Ce soir-là, Andrea décela chez Lucie une tristesse sourde, mais alors qu'elle s'apprêtait à lui demander ce qui se passait, Lucie la regarda avec son étrange sourire et l'enjoignit à raconter. Andrea hésita mais, pressée par Lucie, elle se décida. En réalité, la vie au Palace était morne et on ne peut plus normale. Depuis des mois, Andrea brodait et la racontait en l'enjolivant, histoire de donner un semblant d'intérêt à sa vie si vide. D'embellissements en inventions, elle avait fini par croire à la fable qu'elle avait construite et s'était enferrée dans le mensonge. Il lui était maintenant délicat d'en sortir, à moins de briser totalement le rêve. Mais Andrea savait aussi sa construction très fragile : d'un mensonge à un autre, il suffisait d'oublier un détail pour que le château de cartes ne s'écroule. Comme dans le jeu du mikado, Andrea devait faire attention à tous ces détails et elle se rendait bien compte que le tout devenait de plus en plus alambiqué et peu crédible.
Et plus elle racontait, plus elle comprenait.
La vie de Lucie était vide, nue. Son amie ne vivait que par procuration et se nourrissait intégralement des récits d'Andrea. Et petit à petit, Andrea avait fini par ne voir en son amie qu'un faire-valoir, une pauvre fille sans le moindre intérêt. Elle voyait combien elle était terne, sans éclat, sans originalité, sans personnalité.
Mais ce qu'elle voyait en creux, comme en miroir, n'était guère reluisant. L'image qu'elle voyait d'elle-même lui faisait honte. Sa suffisance, son insignifiance, sa culpabilité et son orgueil démesuré. Elle voyait aussi le vide abyssal de sa vie et se rendait compte qu'elle n'avait rien à apprendre à Lucie. Et surtout que Lucie n'avait rien à lui envier.
Finalement, Robert et elle étaient pareils. Ses mensonges à elle étaient crédibles. Les siens ne l'étaient pas mais la faisaient sourire, il la faisait rêver. Avec ses histoires de comètes ou de duvet de dragon, il la faisait voyager, rire, il embellissait son quotidien. Mais ses mensonges à elle ne faisaient que démolir les rares moments ensoleillés de sa vie.
Lucie termina sa part de gâteau et sourit. Quelque chose dans les yeux de son amie lui indiquait qu'elle avait enfin compris.
Amélie Platz, 17 avril 2011
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