dimanche 19 juin 2011

M'asseoir sur un banc...

Aujourd'hui, dimanche, Gwen nous propose un nouvel atelier :
 
On a tous été à un moment donné assis sur un banc quelque part. L’exercice du jour consiste à raconter une histoire, vécue ou non, qui se déroule sur un banc.
Pour corser l’affaire, il faudra inclure dans votre texte les mots suivants : 
  • guibole
  • chevalière
  • vaillant
  • tortue
  • martingale
Et voici mon texte :
 
 
Grand-mère

Je venais de retrouver l'endroit. Un banc, dans ce parc où je venais jouer le mercredi, quand j'étais petite fille. Je n'y étais pas revenue depuis... depuis des années. Depuis la mort de ma grand-mère, en fait. Parce que c'est là, dans ce jardin, sur ce banc, que je l'ai vue pour la dernière fois. Que, pour la dernière fois, nous avons ri, parlé, regardé les enfants jouer. Elle était belle, ce jour-là. Comme tous les jours, elle portait sa veste beige, ornée de boutons dorés et d'une martingale. C'est marrant, ce mot : c'est elle qui me l'a appris quand je lui demandais ce que c'était que ce morceau de tissu dans son dos. Comme si lui donner un nom lui donnait aussi une utilité...
Quand j'étais petite, j'aimais bien jouer avec ses boutons. Ils étaient beaux, et je les imaginais en or, comme sa chevalière. Elle l'avait toujours portée à son doigt, et je crois que c'était un cadeau de son père qu'il lui avait offert quand elle avait réussi son baccalauréat. Il faut dire qu'à l'époque, le bac, il n'était pas donné à tout le monde !

Elle avait bien vieilli, ma grand-mère. Elle me disait souvent que ce qui la minait le plus, ce n'était pas de vieillir en soi, parce qu'elle se fichait pas mal des rides qu'elle avait sur le visage. Et puis, ses rides, c'était comme des histoires que racontait son visage. Non, ce qui l'embêtait le plus, dans le fait de vieillir, c'était qu'avec sa guibole un peu folle, elle avait l'impression de ne plus avancer que comme une tortue. Je la rassurais comme je le pouvais : si toutes les tortues allaient aussi vite qu'elle, elles n'auraient pas autant de souci à se faire pour leur survie... J'avais beau la regarder, la savoir de plus en plus âgée, de plus en plus sourde et dépendante, j'avais le sentiment qu'elle serait toujours là. Je me souviens, un jour où je n'avais plus un sou vaillant en poche, après avoir dépensé, de joie, la presque totalité de mon premier salaire dans une belle veste, l'avoir vue débarquer de l'autre bout de la France. Elle rendait visite à ses neveux et nièces et n'avait pas voulu manquer mon petit appartement. En voyant le dénuement de mon unique pièce à vivre, elle avait souri et m'avait dit que, vraiment, elle avait eu raison de venir. Elle m'avait aussi demandé comment je m'en sortais, financièrement. Je ne voulais pas l'embêter, alors je lui ai dit que tout allait bien : j'attendais juste que la CAF débloque mon dossier et qu'ils me versent mon allocation. Ca devait prendre une semaine, deux tout au plus. Elle avait souri sans rien ajouter, et sorti un carnet de chèque. J'étais ébahie en voyant le montant qu'elle inscrivait ! Ce n'était ni plus ni moins qu'un mois de salaire en plus qu'elle me donnait là... J'étais gênée. Bien sûr, j'en avais besoin, de cet argent ! Mais je ne voulais pas que ma grand-mère pense que je me plaignais de ma situation : je savais bien que tôt ou tard, elle s'améliorerait... Alors je lui ai dit que ce n'était pas la peine. Elle a souri, m'a regardée droit dans les yeux, et m'a dit :
« Un vélo pour ta soeur, une bague de fiançailles pour la fiancée de ton cousin, un billet d'avion pour ton frère, des vêtements pour les enfants de ta cousine... c'est maintenant, que tu as besoin d'aide, non ? Quand je serai morte, il sera trop tard. Alors je préfère t'aider maintenant, comme j'ai déjà aidé tous les autres... »
Ma grand-mère était très douce, très gentille, elle avait aussi un caractère très affirmé, et son ton, très doux, était malgré tout sans réplique. J'ai pris le chèque, l'ai mis dans mon portefeuille et lui ai donné un bisou sur sa joue ridée et toute douce. Je savais que je n'avais rien à dire. Les mots étaient inutiles, elle donnait parce que ça lui faisait plaisir, et qu'elle savait que cet argent serait bien employé. Elle me connaissait si bien !

Je suis assise sur ce banc, dix ans plus tard, et je la revois, souriante, complètement sourde, quelques semaines seulement avant sa mort. Elle aussi savait que c'était la dernière fois. Elle est rentrée tout doucement dans la maison de retraite, s'est retournée pour nous dire au revoir. Elle vivait son arrivée dans cette maison comme un déchirement, je le savais bien. Et je souffrais pour elle tous les jours, me demandant ce qu'elle pouvait bien faire de son temps... Elle m'avait d'ailleurs bien fait rire, la dernière fois ! Elle était allée chez le coiffeur, comme toutes les semaines, et certains se demandaient pourquoi elle y allait si souvent ; ils lui disaient qu'elle ferait mieux de garder son argent pour autre chose, pour un voyage, par exemple... Fidèle à elle-même, elle les avait regardé droit dans les yeux et leur avait dit, tout de go :
« Et puis quoi, encore ? Un voyage ? Pour aller où ? J'ai voyagé toute ma vie avec mon marin de mari. Et mon linceul n'aura pas de poches. Alors autant que j'en fasse quelque chose d'utile, de mon argent ! »
Ca m'avait fait beaucoup rire, oui. Elle avait raison. Comme toujours. Elle était sage. Et folle aussi, mais de cette folie douce qui atteint les personnes âgées quand elles n'ont plus rien à prouver et ont compris que la vie est un jeu et qu'il vaut mieux ne pas prendre trop de choses au sérieux, sinon on peut en être malheureux. Folie et sagesse sont les privilèges de la vieillesse, sans doute...

La semaine prochaine, cela fera 5 ans qu'elle est morte. Et pourtant, là, sur ce banc, son souvenir n'aura jamais été aussi vivant. Je lui ressemble beaucoup, et je porte son prénom.

Amélie Platz, 19 juin 2011

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