Le voici :
Derrière la palissade
Je passe tous les jours devant cette palissade. Elle est en bois, un peu défoncée à certains endroits, taguée à d'autres... elle a été maintes fois peinte pour lui donner un semblant d'allure, de nombreuses affiches y ont été collées, décollées et recollées... Je la connais bien : j'ai habité ce quartier depuis ma plus tendre enfance, j'y ai vécu mes plus belles années. Je me souviens de tout : les jeux du mercredi avec les enfants du quartier, les promenades au parc voisin avec ma maman... Et cette palissade devenue arc-en-ciel puis grise avec le temps... Je ne sais pas pourquoi, aujourd'hui, elle m'attire comme un aimant. Cela fait trois fois que je passe devant, mais j'y reviens toujours, comme si j'avais quelque chose à y apprendre ou à y retrouver plutôt... Pourtant, ce n'était pas ici que je jouais, c'était au parc ou dans la cour derrière notre maison...
Je n'avais pas remarqué tout à l'heure, mais l'une des planches a été abimée par je ne sais quoi... Un chien ? Un enfant qui l'a démontée ? Ou le temps, peut-être ? Simplement le temps... Il y a un trou, un jour, et pour une fois, je vais pouvoir voir ce qu'il y a de l'autre côté. Parce que quand j'étais enfant, ce trou n'existait pas, et je ne savais pas ce qu'il y avait derrière. Là, je vais enfin savoir...
J'approche du trou, et ce que je vois m'interpelle et me remue au plus profond de moi. Ce qu'il y a derrière, c'est une toute petite fille. Elle doit avoir dans les trois ou quatre ans, guère plus. Elle est menue, blonde, vêtue d'une petite robe en vichy rouge avec des volants dans le bas. Je suis sûre que si elle se mettait debout et qu'elle tournait sur elle-même, elle pourrait se rêver danseuse ! Elle est si jolie... Elle est assise, là, contre le fût métallique qui traine dans le terrain vague... on dirait un chantier. Se pourrait-il qu'elle vive là ? Ou dans les immeubles situés à l'arrière ? C'est possible... Pour l'instant, elle a la tête baissée, je ne vois pas son visage. Elle est en train de parler à sa poupée, une jolie poupée aux cheveux mi-longs, bruns. Elle semble l'aimer beaucoup, sa poupée. Elle la cajole, la caresse, la tient précieusement dans ses bras, comme un trésor. Elle est touchante, cette petite fille. J'aimerais bien voir son visage. Je me demande quand même ce qu'elle fait là, toute seule... un terrain vague, ce n'est pas un endroit pour jouer à la poupée, surtout pour une enfant si jeune ! Je me demande où peuvent bien être ses parents ! Si ma fille partait jouer comme ça, toute seule, je m'inquièterais ! Certains parents sont complètement inconséquents quand même. Je ne sais pas, moi, il pourrait lui arriver n'importe quoi, ici, à cette petite ! Le terrain est accidenté, tout bosselé, elle pourrait tomber... Et avec toutes les herbes folles qui y poussent, qui dit qu'il n'y a pas de bestioles qui pourraient lui faire du mal ? Sans même parler des tiques et autres insectes qui pourraient la piquer et lui transmettre n'importe quelle maladie ! C'est quand même dingue, ces parents qui ne s'occupent pas de leurs enfants ! Non mais franchement ! Quand on a des enfants, ce n'est pas pour les laisser sur un terrain vague ! Elle a l'air vraiment seule, là... Si je pouvais trouver l'entrée, j'irais la voir et j'essaierais de la raccompagner chez elle.
Ah, la voilà qui bouge, elle se remet à jouer et à parler à sa poupée ! D'ici, je peux presque l'entendre. Je me demande ce qu'elle peut bien lui raconter, à sa jolie poupée. Tiens, je me souviens... la mienne s'appelait Marie-Françoise. Elle avait à peu près la même taille et des cheveux de la même couleur. Ma marraine me l'avait offerte quand j'étais petite, et elle m'offrait chaque année des vêtements qu'elle cousait elle-même pour l'habiller. Elle trouvait les patrons dans un magazine féminin... Je me demande si la poupée et son trousseau existent toujours, tiens ? Ce serait drôle... ma poupée pourrait être la grand-mère ou la mère de celle de cette petite...
Elle est quand même étrange, cette gamine ! La voilà qui frappe sa poupée ! Elle la tape encore, lui donne des gifles, la secoue, elle la maltraite vraiment ! On dit que les jeux des enfants, notamment avec leurs poupées, reproduisent ce qu'ils vivent au quotidien, que les filles refont les gestes de leurs mères et inversent les rôles, en quelque sorte. Eh bien, je n'aimerais pas être à sa place, étant donné le traitement qu'elle fait subir à sa poupée, elle a dû en voir des vertes et des pas mûres, cette enfant ! Elle lui donne même des coups de pied ! Et là, elle la reprend dans ses bras et la console, elle la berce... on dirait qu'elle lui parle, qu'elle s'excuse !
J'ai un peu de mal à distinguer, mais j'ai l'impression de la connaître, cette enfant ! Je suis certaine qu'elle habite le quartier. Peut-être que c'est une gamine de l'immeuble en face de chez moi ? En tout cas, si je tenais ses parents, je les signalerais aux services sociaux ! C'est évident que cette petite ne va pas bien ! Quand on voit le traitement qu'a subi sa poupée, et que maintenant, elle est là, recroquevillée contre ce fût métallique... elle a lâché la poupée et elle serre maintenant ses jambes entre ses petits bras. Elle se balance d'avant en arrière, comme pour conjurer sa souffrance... Oui, cette enfant est maltraitée, c'est une évidence ! Il faut que je trouve qui sont ses parents et que je les signale ! Si je ne fais rien, ce sera considéré comme de la non-assistance à personne en danger ! Il faut la protéger, cette petite ! En tout cas, je ne peux pas la laisser comme ça, toute seule. Je vais essayer d'entrer dans ce terrain vague et de l'emmener avec moi. Le poste de police n'est pas loin et... zut, cette planche résiste ! Et j'ai peur qu'elle m'entende et prenne la fuite... elle est si petite, si fragile, et déjà si malheureuse...
C'est bizarre... Elle a levé les yeux vers moi quand elle m'a entendue, et elle s'est volatilisée.
Je ne l'ai pourtant pas rêvée... mais cette petite fille n'existe plus. Elle est morte il y a longtemps, au moins trente ans, quand je l'ai fait taire à tout jamais. Elle était trop fragile pour affronter toutes les méchancetés de ma mère et les absences de mon père. Heureusement que je l'ai fait disparaître : elle aurait trop souffert, si elle avait grandi dans cette famille. J'aurais pu en mourir. Mais j'étais plus forte que ça, et j'ai survécu. Oui, survécu.
Amélie Platz, 11 juin 2011
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