vendredi 22 juillet 2011

Navire-école


Cette semaine, Asphodèle propose un atelier avec des mots commençant par la lettre C. Voici la récolte de lundi dernier :

carotte – cercle – Chili ou chili – castor – cage – camomille – caravane – casserole – chronique – carnaval – charivari – caravelle – chavirer – chocolat.

Et voici mon texte :

Navire-école

Le navire faisait route vers le Chili. C'était un bâtiment ancien, un voilier ressemblant étrangement à une caravelle, en plus petit. Christine, embarquée pour un voyage pas comme les autres sur ce bateau d'un autre âge, s'était retranchée dans l'ancien mess des officiers, reconverti en cantine pour les adolescents qui se trouvaient à bord du navire-école. Une école de la dernière chance.
Derrière les vapeurs de son chocolat chaud, elle rêvait pour chasser son cauchemar de la nuit précédente, où elle avait vu le vieux bâtiment chavirer.

Elle s'était retrouvée là après son énième arrestation. Elle n'avait pas encore quatorze ans et déjà un casier judiciaire long comme le bras. Voies de faits, larcins de plus en plus importants, bagarres dans les rues de son quartier, détention de drogue, elle était sur une mauvaise pente et le savait, sans voir d'issue. Il fallait qu'elle se fasse respecter dans sa cité, elle, une fille... sans quoi elle serait à la merci des garçons du voisinage. Elle devait être forte, mais elle n'était qu'une enfant.
Pour éviter la prison, elle avait accepté ce stage de citoyenneté, un nom bien trompeur quant on voyait dans quoi elle s'était embarquée. Un mois avec une dizaine de jeunes tous aussi paumés qu'elle, âgés de treize à dix-sept ans... Elle était parmi les plus jeunes de la bande, mais pas la moins « mauvaise », comme les qualifiaient les gens bien-pensants de son quartier. Avant son embarquement, la jeune fille ne connaissait pas un de ces jeunes, non plus que leur histoire. Ce sujet-là était tabou en mer : on ne parlait pas du passé. Juste du présent. Tenir, survivre à l'océan.
Elle, elle avait simplement été arrêtée lors du dernier carnaval où elle avait été repérée par les agents de sécurité pendant la cavalcade et le charivari qui l'accompagnait. Elle faisait les poches des touristes et autres spectateurs qui assistaient au défilé des chars décorés formant une longue caravane, joyeuse et bigarrée, bruyante et bondissante. Les policiers municipaux l'avaient prise la main dans le sac et, quelques mois plus tard, elle avait échoué sur ce navire en partance pour l'autre bout du monde avec pour mission l'obligation d'apprendre à vivre avec les autres et à les respecter. A respecter l'autorité aussi. Les premiers jours, elle avait eu l'impression d'être en cage, le bateau et son espace confiné la stressaient. Et puis elle s'y était habituée, partageant les tâches avec ses camarades. Il s'agissait de vivre ensemble et chacun mettait la main à la pâte pour la préparation des repas. Éplucher les carottes, récurer les casseroles... mais aussi pour la bonne marche du navire : surveillance de la mer, entretien du bâtiment, nettoyage des ponts, tenir la barre, amener les voiles... les jeunes devaient tout faire à bord et il était clair dès l'embarquement qu'ils ne partaient pas en colonie de vacances. Chacun avait d'ailleurs très vite compris qu'en cas de gros temps, leur survie ne dépendrait que de leur bon vouloir, de leur coordination, de leur esprit d'équipe et de leur obéissance au chef d'équipe. La moindre erreur pourrait leur être fatale.

Le soir venu, quand elle n'était pas de quart, Christine s'installait au mess devant une tasse de camomille. C'était la seule boisson chaude qui s'y trouvait, et si elle ne l'aimait pas au départ, elle avait fini par apprécier le goût sucré et réconfortant du breuvage. Dans ce petit espace qu'elle avait adopté comme quartier général, elle rédigeait les chroniques quotidiennes de leur voyage, sorte de journal de bord que chacun se devait d'écrire. Peu importait le style, l'essentiel était que cette obligation permettait aux jeunes de se poser et de réfléchir à leur comportement de la journée. Ces écrits seraient utilisés si besoin par la Justice si leur suivi une fois rentrés au port le nécessitait. La jeune fille en lisait parfois certains passages à Dimitri et à son petit cercle de copains. Depuis quelques jours, elle avait décidé de lui faire confiance, et s'attachait à lui. Cette disposition était toute nouvelle pour elle, surtout à propos d'un garçon. Elle était plutôt dans l'affrontement, en ce qui concernait ceux de son quartier, et se devait d'être une véritable forteresse pour supporter leurs attaques incessantes. Elle n'était jamais à l'abri d'une trahison, d'un coup bas... Aussi avait-elle appris à se passer des autres, à ne faire confiance à personne.
Dimitri avait dix-sept ans. Et il voyait bien qu'elle était perdue sur ce grand vaisseau. Elle lui rappelait sa petite sœur, morte dans leur banlieue à cause d'une balle perdue lors d'une rixe entre deux bandes rivales. Le jeune garçon avait pris Christine sous son aile et avait su, pour une fois, faire preuve de patience. Cette petite jeune fille, il la voyait perdue, abimée par une histoire qui lui était inconnue. Avec beaucoup de pudeur, il tentait de la protéger, sans jamais poser de questions. Il attendait qu'elle accepte de se confier, même si lui-même ignorait complètement comment il pouvait l'aider. Alors en attendant de lui redonner un avenir, il l'aidait à appréhender au mieux le présent. Chaque soir, il lui passait du baume Castor Equi sur les gerçures de ses mains, pour soulager ses douleurs et réparer sa peau fragile. Ce baume était une pommade qu'il avait vu sa mère utiliser à la naissance de ses petits frères et sœurs, lorsque l'allaitement était trop douloureux. Cette petite crème faisait des miracles sur les gerçures, et Dimitri, qui traînait dehors par tous les temps, en avait toujours un tube sur lui. Il avait envie de prendre soin de sa nouvelle amie. Lui, le caïd de sa banlieue, ne se reconnaissait pas. Il éprouvait, pour la première fois, de la compassion pour une étrangère, de l'intérêt pour quelqu'un d'autre que lui-même. L'éducateur responsable du programme les surveillait et observait les changements qui s'opéraient en chacun.

Oui, ces deux jeunes gens, comme la plupart de ceux qu'il avait accompagnés, avaient un bon fond. A condition d'être épaulés, il finiraient par s'en sortir. Ce qui était certain, c'était qu'ils descendraient de ce bateau changés à jamais.

Amélie Platz, 22 juillet 2011

13 commentaires:

  1. Magnifique texte plein d'espoir, ces personnages sont très attachants dans leur détresse et leur solitude.

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  2. Bravo Amélie ! C'est amusant (enfin si on veut) mais mon texte commencé et pas fini, débutait aussi sur un cargo qui quittait le Chili ! Et Christine... bien trouvé ! ;)

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  3. Merci Asphodèle ! La première semaine, c'était Aurélie, la seconde, Bastienne... je crois que je vais continuer en gardant un prénom commençant par la lettre de la semaine !
    Bonne journée à toi, et bon courage.

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  4. Très bonne idée, la "croisière" pour racheter ses fautes. Certains dans les hautes sphères feraient bien de s'en inspirer. Rien de tel qu'une aventure humaine pour panser les blessures de la vie, comme un baume sur de jeunes âmes. Un baume castor, évidemment.Tu m'as cueillie.

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  5. Bonjour, Serait-ce trop que de te commander la suite ? J'aime beaucoup cette histoire. S't plait ?...
    A bientôt et bonne semaine

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  6. Malgré la tristesse, l'espoir...

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  7. J'avais lu un reportage sur une expérience de ce genre. Sûr qu'en mer, on ne triche pas... Comme toujours un texte profond, intéressant, réussi...

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  8. De l'espoir et de la tendresse chez ces gosses paumés... Comme Syl, j'aimerais bien une suite à ces aventures !

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  9. @ Célestine : Je n'ai rien inventé... Ce type d'expériences existe depuis longtemps, et permet effectivement aux jeunes concernés de prendre conscience de ce qu'est la vie en groupe, quand on dépend les uns des autres... se faire confiance, aussi. Pour beaucoup de jeunes, ça les change !
    @ Syl et Eiluned : Une suite ? Peut-être... merci en tout cas pour vos encouragements !
    @ Olivia : La tristesse, oui, mais je n'aime pas les histoires qui finissent trop mal. Ils changeront peut-être à leur retour ?
    @ Gwen : Merci... J'ai quand même eu du mal avec "castor"... :)

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  10. Ce que j'aime dans ton texte, c'est que c'est une véritable histoire qui commence... avec des héros qu'on aurait envie de suivre...
    Ils sont tout de suite bien vivants dans notre tête...
    Bravo Amélie

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  11. J'avais entendu parler de ce genre d'expérience. J’avais aussi été interrompu dans cette lecture que j'ai reprise avec plaisir. Une fin de lecture pleine d'espoir qui clôture cette série et nous conduit sans doute vers une nouvelle étape en "D" comme désir.

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  12. @ Coumarine : Merci !! (je vais rougir, là... !) Oui, j'espère qu'ils vont continuer à vivre, ces deux jeunes gens...
    @ Jean-Charles : Merci beaucoup ! En fait, j'ai peut-être anticipé : D comme... Dimitri ??? :)

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