jeudi 6 octobre 2011

Jour de noces (3)

Pour le début de l'histoire, c'est ici : épisode 1, épisode 2

Mariam chassa les souvenirs qui l'envahissaient pour se concentrer sur le moment présent. Elle prit la résolution de ne plus penser à tout cela, et tenta de respirer calmement. Seulement, ce n'était pas aussi simple qu'elle se l'imaginait. Tout concourait en effet à la ramener dans le passé. Un passé moins lointain, certes, que son enfance, mais non moins douloureux. Elle n'avait pas pu éviter de croiser le regard de Charles, et s'était retrouvée en partance vers une époque qu'elle voulait à tout prix chasser de sa mémoire. Elle revoyait les coussins zinzolin sur le canapé, les lourds rideaux poussiéreux, les toiles d'araignée dans les luminaires, les épaix tapis du salon, chez la grand-mère du jeune homme... Ce retour en arrière était douloureux, oppressant, et elle sentait la douleur irradier violemment, envahir brusquement sa tête, gagner rapidement sa cage thoracique et lui couper la respiration. Puis le nœud qu'elle avait senti se former insidieusement dans le creux de son estomac se mit à grossir rapidement, au point de lui faire tellement mal qu'elle pensait devoir se plier en deux pour contenir la douleur.

Elle laissa les souvenirs l'envahir, incapable simplement de les empêcher de refaire surface. Elle revit d'abord l'accordéoniste qui avait accompagné leur trajet dans le métro parisien qui les conduisait à la gare. Là, ils avaient entrepris un voyage d'une journée, en train, vers le sud de la France, première étape avant de retrouver un de ses cousins en Italie. Ils étaient arrivés dans la magnifique Provence, et elle avait cru que le déracinement lui ferait du bien. Elle avait besoin de prendre l'air, de s'échapper, de fuir l'atmosphère pesante de sa maison. Charles avait été l'occasion pour elle de s'enfuir, de prendre son indépendance. Telle un fauve en cage, elle n'en pouvait plus de tourner en rond, de jouer à la jeune fille de bonne famille, bien sous tous rapports. Avec lui, elle avait trouvé l'occasion de s'affirmer, de s'exprimer enfin, même si c'était au prix du reniement de sa propre famille. De toute façon, sa famille n'avait fait que la mettre au monde et ne l'avait jamais considérée comme une véritable personne. Tout juste était-elle bonne à perpétuer leur mode de vie. C'était d'ailleurs sa seule et véritable destinée, ce pour quoi elle avait été élevée. Elle ne devait pas décevoir. Seulement ce mode de vie ankylosé la déroutait, et, pire, lui donnait la nausée. Elle n'avait jamais pu s'exprimer ouvertement, bâillonnée qu'elle était par sa propre mère. Ne jamais parler. Ne jamais dire le fond de sa pensée. Ne jamais remettre en question, remettre en cause cette vie qui lui avait été donnée, dont elle était l'héritière.
Souvent, petite fille, elle s'imaginait une autre vie, une autre famille, des bébés homonymes qui auraient été échangés à la naissance. Mais elle revenait vite à la réalité, celle qui lui pesait tant qu'elle n'avait parfois plus vraiment envie de vivre.

Le voyage avait été long mais elle l'envisageait à la fois comme une véritable libération et comme un pied de nez à ses parents, et à sa mère en particulier. Une manière de la mettre au pied du mur et de lui faire accepter le fait qu'elle était désormais majeure et apte à prendre seule ses décisions. Charles, elle l'avait rencontré lors d'une de ces soirées mondaines organisées pour permettre aux jeunes gens de bonnes familles de se rencontrer et, pourquoi pas, de se rapprocher. La famille du jeune homme était partisane de la reproduction sociale et n'avait pas hésité à l'encourager quand il avait jeté son dévolu sur Mariam. Celle-ci avait vu en lui une planche de salut, sans se rendre compte qu'elle n'était qu'un insecte pris dans la toile mortelle d'une araignée.

L'arrivée en Provence avait été magique. Le soleil se couchait quand ils arrivèrent sur place, et, la fatigue du voyage aidant, ils allèrent directement à l'hôtel où Charles avait réservé deux chambres. C'était du moins ce qu'il lui avait dit. Mais quand ils se retrouvèrent à la réception, Mariam constata qu'il lui avait menti : le réceptionniste leur donna une clé, une seule. Il les informa aussi que selon le souhait de Monsieur, un plateau de dégustation se trouvait dans la chambre, pour leur dîner, et qu'ils n'avaient qu'à appeler la réception en cas de besoin. Étonnée, mais encore plus curieuse et éreintée, Mariam avait suivi Charles sans chercher à comprendre, et était entrée docilement dans la chambre. Une desserte de service se trouvait effectivement dans le petit salon de la suite, près d'une table où un couvert pour deux avait été dressé. Sur la table était posé un vase contenant des fleurs fraîches, coupées le jour même, ainsi qu'un seau à glace contenant une bouteille de champagne. Émerveillée devant la beauté de la chambre et du décor qui s'offrait à sa vue, la jeune fille laissa pour un temps la question de la seconde chambre en suspens. Elle comptait bien profiter de la soirée, sa première soirée en femme libre. Et célébrer l'événement au champagne lui semblait être la meilleure idée qui soit. Le lendemain, ils devaient continuer leur route vers l'Italie, où ils retrouveraient son cousin. Mais en attendant, elle avait une soirée de liberté, seule avec un jeune homme charmant qui avait pour elle toutes les attentions. Elle se sentait en pleine forme, vivante, et trouvait la vie particulièrement stimulante.

Mariam tenta de chasser rapidement les souvenirs qui revenaient par vagues à l'évocation de cette soirée, mais ce fut en vain. Et puis, elle était marquée dans sa chair. Des traces indélébiles, même si elles étaient invisibles à l’œil nu. Elle était marquée au fer rouge de celles qui ont connu le dénigrement, le viol, la honte, le dégoût de soi.
Pendant longtemps, elle avait nié ce qui s'était passé cette nuit-là. Grisée par le champagne, elle avait laissé tomber sa garde et, peu habituée qu'elle était face au monde extérieur, elle n'avait pas su se méfier. Il s'était acharné sur elle. L'avait violée, détruite. Elle n'avait plus les mots pour dire ce qu'elle avait vécu. Pendant longtemps, sa famille n'avait rien su. Elle avait été incapable de parler. Mais si sa mère n'avait rien vu, rien compris, son précepteur, avec qui elle était restée en contact et qui était depuis toujours la seule personne en qui elle avait vraiment confiance, avait vu que la petite rose qu'il avait élevée avait perdu de son éclat. Pendant des mois, il avait tenté de la faire parler. Un jour, enfin, elle avait accepté d'évoquer cette nuit-là, à demi-mots. Ces mots-là étaient suffisants pour qu'il comprenne l'horreur de ce qu'elle avait subi. Il avait alerté les parents de la jeune fille, qui ne l'avaient pas cru et l'avaient renvoyé, lui interdisant de revoir leur fille. Détruite, elle avait aussi perdu son seul allié. Elle avait alors pris la décision de partir, seule cette fois. Elle n'était plus la même. La marque était indélébile.


Voici ma participation (à l'heure, cette fois !) au jeu d'Olivia de cette semaine. Il fallait placer les mots suivants :

dégustation – cousin – coussin – homonyme – accordéon – zinzolin – retour – partance – respirer – irradier – déracinement – fauve – voyage – partisan – ankylosé – araignée – vivre – résolution – forme – éclat – toile


Et... ma participation au jeu "Rendez-vous avec un mot" d'Eiluned de lundi dernier (oui, je sais, je suis encore en retard !), Rendez-vous avec un mot. Et cette semaine, le mot était : Marque.

15 commentaires:

  1. bravo de rattraper aussi vite :)
    quelle histoire on comprend que le passé refasse surface le jour de ses noces^^

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  2. Et bien, cette histoire me ramène à Centaure le livre que je suis en train de lire, sur lze viol et c'est violent ! Je crois qu'on ne s'en défait jamais vraiment...

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  3. Tu analyses très bien les conséquences du viol et l'impossibilité de l'oubli.

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  4. Un texte très poignant mais que je souhaite plein d'espoir pour le futur : elle a commencé à en parler et devrait pouvoir commencer à se reconstruire même si on ne peut oublier un tel traumatisme (renforcé par l'attitude des parents)

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  5. Toujours aussi prenante cette histoire douloureuse. Difficile de vivre "bien" après ça. Mais tu vas bien nous trouver quelque chose ?

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  6. A présent il nous faut survivre à ça, merci bien. ;-)
    Quel cauchemar. :-)

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  7. Comme c'est dure de vivre après une telle rencontre, et comprendre ce retour en arrière le soir de ses noces est en soit très logique... souhaitons une suite plus radieuse...mais la vie a ses mystères...
    Bonne journée
    @mitié

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  8. Un texte très fort. Le contraste entre le luxe de la chambre et ce qui s'y passe est particulièrement choquant...

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  9. Le retard n'est pas grave, ton texte est terriblement poignant, et très vrai.

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  10. a priori, ce texte est une suite, mais, pour le comprendre, nul besoin des chapitres précédents.
    le sujet est difficile, mais bien les mots sont justes
    là, à cet instant précis, je voudrais vraiment savoir où elle va, ce qu'elle va faire, si l'épreuve qu'elle a subi l'a rendu plus forte ou plus amère
    merci pour ce moment de lecture

    belle belle journée (vu l'heure... je vais dire nuit !!)
    mille bisous
    sourire

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  11. tout est dit dans ce texte et si bien dit

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  12. @ Aymeline : Merci ! J'ai la conviction que certains événements importants dans la vie font ressortir des traumatismes...
    @ Asphodèle : Dieu merci, je n'ai jamais vécu ça, mais quand je l'imagine, je me dis qu'effectivement, ça doit laisser des traces...
    @ Claudialucia : Je ne sais pas si c'est juste, je me dis juste que la souffrance doit être énorme.
    @ Valentyne : J'espère aussi qu'elle pourra avancer maintenant !
    @ Perrot Bâton : J'espère ! :)
    @ Ceriat : heureusement, ici, il s'agit d'une fiction ! :)
    @ Covix : La vie a aussi la faculté de nous donner les moyens de vivre, de nous adapter. Rien n'est jamais perdu, tant qu'on est en vie, non ?
    @ Gwenaelle : je voulais créer une atmosphère loin de son quotidien, enthousiasmante. D'après ce que tu dis, ça semble réussi !
    @ Eiluned : Merci ! J'espère être plus à l'heure pour "danse" !
    @ Mariessourire : Merci de votre passage et bienvenue ici ! Le début de l'histoire est effectivement dans les billets précédents. Je vais ajouter les liens pour qu'on s'y retrouve !
    @ 32 octobre : Merci pour l'appréciation !

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  13. J'avais un peu, beaucoup , de retard ici semble-t-il que je viens de rattraper d'un trait. Je doute qu'on puisse se relever vraiment d'une sale histoire comme celle-ci, d'après ce que j'ai pu lire ou voir, l'oubli est impossible. J'ai écrit un texte sur ce thème il y a quelques mois que je publierai peut-être sur mon blog et qui est le fil d'un roman que j'ai commencé.

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  14. @ Jean-Charles : C'est moi qui avais du retard dans l'écriture des textes ! Je doute aussi qu'on puisse se relever totalement de ce genre d'histoire. Seulement, je reste une incorrigible optimiste, et je me dis que si l'on ne s'en relève pas totalement, il y a au moins la possibilité de se reconstruire, avec ce qu'on a vécu. On en ressort différent, mais peut-être plus fort ? Ou alors, on peut être détruit définitivement. C'est peut-être une question de tempérament, d'entourage, de rencontres positives aux moments importants ? J'aimerais bien lire ton texte à ce sujet en tout cas !

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  15. le voici ce texte dont je t'avais parlé http://hisvelles.wordpress.com/2011/10/18/998/

    (voici le mot qui m'est proposé pour valider mon commentaire : pedgre) :D

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