Pierre se sentit pris de vertige,
brusquement. Il était d'un caractère plutôt réaliste, mais là,
il se trouvait totalement désorienté, ne sachant vraiment pas ce
qui s'était passé. Il avait le sentiment qu'il était le même que
le matin, quand il était parti s'immerger dans le bleu de l'océan.
Et pourtant, le miroir était intraitable : il n'était plus
qu'une caricature de lui-même, les traits plus ridés encore, le
visage fatigué. Indécis, il était en train de se demander s'il
n'avait pas été la cible d'une mauvaise blague de garnements en
manque de sensations fortes et qui avaient profité d'une de ses
courtes siestes pour lui faire... il ne savait trop quoi, d'ailleurs. Parce que finalement, qu'est-ce qui pouvait expliquer un tel
changement ? Tout était étrange, depuis son visage jusqu'à la
maison qui tombait en ruines, en passant par l'état des victuailles
achetées le matin même. Tout lui laissait penser qu'il était
devenu fou. Les autres possibilités lui semblaient d'ailleurs encore plus
tirées par les cheveux : il pouvait avoir hiberné pendant un
certain nombre d'années, ou, plus fantasque, avoir fait il ne
savait trop comment un véritable saut dans le temps. La vraie
question était donc de savoir ce qui s'était passé : quelle que soit la raison, il y avait quelque chose
d'extraordinaire dans cette transformation radicale de sa vie, et il
sentait au plus profond de lui-même une sorte d'urgence à découvrir
la vérité. Une autre possibilité lui faisait en effet plus
peur encore : l'accélération du temps. Si cette hypothèse était la
bonne, il y avait fort à parier qu'il n'avait plus pour très
longtemps à vivre. Le vieillissement, comme tout, est une question
de dosage et d'adaptation : on peut s'y faire à condition que
ça n'aille pas trop vite et qu'on puisse s'habituer peu à peu à
ses capacités nouvelles, ou a contrario à ses moindres capacités.
Trop d'un coup, et c'est la mort assurée.
Pierre se réfugia pendant un moment
dans le salon, où les étagères de la bibliothèque étaient
maintenant couvertes d'une épaisse couche de poussière. Il avait
toujours eu beaucoup de tendresse pour cet endroit, devenu avec le
temps son refuge, sa cachette, son lieu de prédilection où
l'interdit n'était pas de mise, où il pouvait traîner le temps
qu'il voulait sans risquer de se perdre. Son isoloir, en quelque
sorte ; un lieu où il était lui-même, un lieu qui n'appartenait
qu'à lui seul. Il jeta un regard sur son univers. Les livres étaient
là, compagnons fidèles de son odyssée, et une certaine mélancolie
le prit, émanation discrète de tout ce qu'il avait vécu dans la
journée, de ce qu'il était en train de comprendre. Le temps.
C'était ça, le secret.
Il devait repartir. Il rassembla ses
affaires, il n'avait pas besoin de grand-chose. Son matériel de
plongée, une bouteille d'oxygène pleine. Il n'avait pas besoin
d'enquêter plus avant sur ce qui lui était arrivé. Déjà, son
épaule le faisait souffrir, lui rappelant douloureusement un autre
voyage, spinalien celui-ci, quand il était tombé, enfant, dans un
trou béant sur le chantier de la ferme de ses grands-parents, à Épinal. Il s'était cassé l'épaule et le médecin avait dit à ses
parents qu'il en garderait des séquelles à long terme. De l’arthrose, qui s'aggraverait rapidement quand il vieillirait. Il
avait presque oublié tout cela, et ce matin, avant son excursion
sous-marine, il ne ressentait aucune douleur. Oui, il avait vieilli,
très vite, sans doute trop vite.
Sa voiture l'attendait dans le garage,
mais il savait déjà qu'il n'en aurait plus besoin. De toute façon, comme
tout le reste, elle était sans doute hors d'usage. Comme il l'avait
fait en fin de matinée, Pierre décida de partir à pied. Son trajet
nocturne ne serait pas trop long, mais il se demandait
s'il aurait la force d'aller jusqu'au bout, de mettre La Belle des
mers à flots et de partir avant qu'il ne soit trop tard. Les
effets du vieillissement se faisaient sentir de plus en plus
violemment, et ses forces diminuaient rapidement. Il devait se dépêcher.
Après un trajet qui lui sembla durer
une éternité, il arriva enfin sur le port et descendit sur le
ponton où était amarrée La Belle des Mers. Dans le lointain,
les lumières de la ville éclairaient la nuit de leurs couleurs
banalisées, froides et immobiles. Pierre détacha le bateau, prit
les rames et, comme il l'avait fait le matin même, se dirigea vers
le large, au-delà des balises. Dans quelques minutes, il allait
plonger, retrouver le monde sous-marin qu'il avait découvert et où
il savait qu'il serait à l'abri du temps. Ce temps terrestre où il
était désormais inadapté, où il ne pouvait plus être qu'un
étranger, ou bien un cadavre. Le voyage serait sans aucun doute sans
retour, mais, au moins, il y serait bien.
Amélie Platz, 18 avril 2012.
Voici ma participation au jeu d'Olivia,
Des mots, une histoire, où il fallait placer les mots suivants :
hiberner –
sentiment – tendresse – cachette – étagère – indécis –
traîner – émanation –
garnements – manque – spinalien
– béant – désorienté
– interdit – nocturne –
caricature – caractère – banalisé
– dosage – bleu – isoloir – enquêter
– lointain – épaule
– train – repartir – voyage
Ton histoire est proche d'un texte que j'ai lu dans d'autres "Des mots, une histoire"... mais je ne sais plus chez qui...
RépondreSupprimerFichue mémoire ...
Marlaguette
J'aime beaucoup... ;)
SupprimerMarla
Zut, j'espère que ce n'était pas moi ! (sinon, bonjour les redites !) (et j'espère que ce n'était pas un texte que j'ai lu moi aussi chez quelqu'un d'autre, sinon, bonjour le plagiat !!)
SupprimerEt... merci :)
SupprimerUne très belle participation.
Supprimermerci de ta visite
Bisous
Violette
Merci Violette !
SupprimerVoyage sans retour? Depuis ce matin je me prépare aux enterrements dans mes différentes lectures, est-ce le retour du mauvais temps ?
RépondreSupprimerIl n'est pas (encore !) mort !!! Retour du mauvais temps ? Non, pour moi, ce sont plutôt les mots.... et là où m'avaient entraînés les trois premiers épisodes ! :)
SupprimerJ'aime beaucoup le passage sur le vieillissement qui n'est qu'une question de dosage et d'adaptation. Et puis les solitaires m'attirent toujours dans les histoires...
RépondreSupprimerMerci MTG ! Mes personnages sont souvent solitaires... je n'y avais pas trop fait attention avant.
SupprimerBeau texte sur le temps,cet assassin.Un thème vraiment très présent dans nombre de nos histoires.Et le grand bleu...
RépondreSupprimerEh oui, le temps est le seul contre lequel on n'a aucune prise... Merci de ton passage !
SupprimerLes mots n'appelaient pas la tristesse, j'ai trouvé. Et pourtant, encore des idées noires... Mais, c'est vrai, il va plongé, mais il n'est pas mort... la vie ne tien parfois qu'à un fil mais elle a la vie dure !
RépondreSupprimerTu vas donc nous faire une suite, Amélie ?
Bon we et bisous de Lyon
Une suite ? Non, cette fois, je crois que l'histoire se termine là... J'ai envie de laisser Pierre au fond de l'eau. Après tout, il a de l'oxygène, et si le temps ne passe pas au fond de l'eau, il peut sans doute y rester... indéfiniment ? On verra bien !
SupprimerBonsoir,
RépondreSupprimerBelle écriture, la souffrance du temps qui dépose ses marques, la solitude et sa tristesse, partir dans ce qui est son univers... oubliant le monde de surface.
Bonne fin de semaine
@mitié
Merci Covix ! En lisant ton commentaire, je me dis que mon texte est décidément bien noir... une sorte de fuite ?
SupprimerBon week-end à toi aussi !
Bonjour Amélie
RépondreSupprimerJe viens de lire 2 épisodes: drôle d'histoire dans le temps et hors du temps.
Seul refuge possible le néant ou le non temps?
Belle journée
antonio
Dans le temps, et hors du temps... oui, c'est un peu ça. Merci pour ton passage !
SupprimerDrôle de voyage pour une drôle d'histoire à laquelle on se laisse prendre sans pouvoir résister.. Super bien écrit...
RépondreSupprimerJe vais rougir, là... Merci !
Supprimerwow ! Quel aller sans retour palpitant. Sans compter le mystère qui entoure ce vieillissement incontrôlé... Comprendre ce qui se passe l'aiderait peut-être de savoir quoi faire pour stopper le phénomène !!!!
RépondreSupprimerCoincoins vivants
Merci Elcanardo ! J'espère qu'il s'en sortira... :)
SupprimerTon histoire intemporelle est très forte. :D J'adooore ! :D Le départ du personnage sans regret, nous livreras-tu son secret ? :D
RépondreSupprimerEncore faudrait-il que je le connaisse... ou que j'aie envie de le dévoiler ! :D Contente que ça te plaise en tout cas !
SupprimerWaouh ! Quelle fin belle, triste mais aussi mystérieuse... Après tout y-a-t-il un autre monde en dehors de notre "temps" compté ?... J'ai beaucoup aimé cette saga !!! :)
RépondreSupprimerMerci Asphodèle ! J'aime bien l'idée qu'une partie du monde sensible nous échappe... Contente que ma petite histoire te plaise ! :)
SupprimerIl a vieilli et s'en aperçoit trop tard... Une fin triste mais très bien amenée. Bravo!
RépondreSupprimerUn peu triste, oui... mais Pierre reste maître de sa vie ! Merci pour ta visite !
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