mercredi 18 avril 2012

La Belle des mers (4)

(Pour lire les premiers épisodes, c'est ici, , et encore là)

Pierre se sentit pris de vertige, brusquement. Il était d'un caractère plutôt réaliste, mais là, il se trouvait totalement désorienté, ne sachant vraiment pas ce qui s'était passé. Il avait le sentiment qu'il était le même que le matin, quand il était parti s'immerger dans le bleu de l'océan. Et pourtant, le miroir était intraitable : il n'était plus qu'une caricature de lui-même, les traits plus ridés encore, le visage fatigué. Indécis, il était en train de se demander s'il n'avait pas été la cible d'une mauvaise blague de garnements en manque de sensations fortes et qui avaient profité d'une de ses courtes siestes pour lui faire... il ne savait trop quoi, d'ailleurs. Parce que finalement, qu'est-ce qui pouvait expliquer un tel changement ? Tout était étrange, depuis son visage jusqu'à la maison qui tombait en ruines, en passant par l'état des victuailles achetées le matin même. Tout lui laissait penser qu'il était devenu fou. Les autres possibilités lui semblaient d'ailleurs encore plus tirées par les cheveux : il pouvait avoir hiberné pendant un certain nombre d'années, ou, plus fantasque, avoir fait il ne savait trop comment un véritable saut dans le temps. La vraie question était donc de savoir ce qui s'était passé : quelle que soit la raison, il y avait quelque chose d'extraordinaire dans cette transformation radicale de sa vie, et il sentait au plus profond de lui-même une sorte d'urgence à découvrir la vérité. Une autre possibilité lui faisait en effet plus peur encore : l'accélération du temps. Si cette hypothèse était la bonne, il y avait fort à parier qu'il n'avait plus pour très longtemps à vivre. Le vieillissement, comme tout, est une question de dosage et d'adaptation : on peut s'y faire à condition que ça n'aille pas trop vite et qu'on puisse s'habituer peu à peu à ses capacités nouvelles, ou a contrario à ses moindres capacités. Trop d'un coup, et c'est la mort assurée.

Pierre se réfugia pendant un moment dans le salon, où les étagères de la bibliothèque étaient maintenant couvertes d'une épaisse couche de poussière. Il avait toujours eu beaucoup de tendresse pour cet endroit, devenu avec le temps son refuge, sa cachette, son lieu de prédilection où l'interdit n'était pas de mise, où il pouvait traîner le temps qu'il voulait sans risquer de se perdre. Son isoloir, en quelque sorte ; un lieu où il était lui-même, un lieu qui n'appartenait qu'à lui seul. Il jeta un regard sur son univers. Les livres étaient là, compagnons fidèles de son odyssée, et une certaine mélancolie le prit, émanation discrète de tout ce qu'il avait vécu dans la journée, de ce qu'il était en train de comprendre. Le temps. C'était ça, le secret.

Il devait repartir. Il rassembla ses affaires, il n'avait pas besoin de grand-chose. Son matériel de plongée, une bouteille d'oxygène pleine. Il n'avait pas besoin d'enquêter plus avant sur ce qui lui était arrivé. Déjà, son épaule le faisait souffrir, lui rappelant douloureusement un autre voyage, spinalien celui-ci, quand il était tombé, enfant, dans un trou béant sur le chantier de la ferme de ses grands-parents, à Épinal. Il s'était cassé l'épaule et le médecin avait dit à ses parents qu'il en garderait des séquelles à long terme. De l’arthrose, qui s'aggraverait rapidement quand il vieillirait. Il avait presque oublié tout cela, et ce matin, avant son excursion sous-marine, il ne ressentait aucune douleur. Oui, il avait vieilli, très vite, sans doute trop vite.
Sa voiture l'attendait dans le garage, mais il savait déjà qu'il n'en aurait plus besoin. De toute façon, comme tout le reste, elle était sans doute hors d'usage. Comme il l'avait fait en fin de matinée, Pierre décida de partir à pied. Son trajet nocturne ne serait pas trop long, mais il se demandait s'il aurait la force d'aller jusqu'au bout, de mettre La Belle des mers à flots et de partir avant qu'il ne soit trop tard. Les effets du vieillissement se faisaient sentir de plus en plus violemment, et ses forces diminuaient rapidement. Il devait se dépêcher.

Après un trajet qui lui sembla durer une éternité, il arriva enfin sur le port et descendit sur le ponton où était amarrée La Belle des Mers. Dans le lointain, les lumières de la ville éclairaient la nuit de leurs couleurs banalisées, froides et immobiles. Pierre détacha le bateau, prit les rames et, comme il l'avait fait le matin même, se dirigea vers le large, au-delà des balises. Dans quelques minutes, il allait plonger, retrouver le monde sous-marin qu'il avait découvert et où il savait qu'il serait à l'abri du temps. Ce temps terrestre où il était désormais inadapté, où il ne pouvait plus être qu'un étranger, ou bien un cadavre. Le voyage serait sans aucun doute sans retour, mais, au moins, il y serait bien.

Amélie Platz, 18 avril 2012.

Voici ma participation au jeu d'Olivia, Des mots, une histoire, où il fallait placer les mots suivants :

hiberner – sentiment – tendresse – cachette – étagère – indécis – traîner – émanation – garnements – manque – spinalienbéant – désorienté – interdit – nocturne – caricature – caractère – banalisé – dosage – bleu – isoloir – enquêterlointainépaule – train – repartir – voyage


28 commentaires:

  1. Ton histoire est proche d'un texte que j'ai lu dans d'autres "Des mots, une histoire"... mais je ne sais plus chez qui...
    Fichue mémoire ...
    Marlaguette

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'aime beaucoup... ;)
      Marla

      Supprimer
    2. Zut, j'espère que ce n'était pas moi ! (sinon, bonjour les redites !) (et j'espère que ce n'était pas un texte que j'ai lu moi aussi chez quelqu'un d'autre, sinon, bonjour le plagiat !!)

      Supprimer
    3. Une très belle participation.
      merci de ta visite
      Bisous
      Violette

      Supprimer
  2. Voyage sans retour? Depuis ce matin je me prépare aux enterrements dans mes différentes lectures, est-ce le retour du mauvais temps ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il n'est pas (encore !) mort !!! Retour du mauvais temps ? Non, pour moi, ce sont plutôt les mots.... et là où m'avaient entraînés les trois premiers épisodes ! :)

      Supprimer
  3. J'aime beaucoup le passage sur le vieillissement qui n'est qu'une question de dosage et d'adaptation. Et puis les solitaires m'attirent toujours dans les histoires...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci MTG ! Mes personnages sont souvent solitaires... je n'y avais pas trop fait attention avant.

      Supprimer
  4. Beau texte sur le temps,cet assassin.Un thème vraiment très présent dans nombre de nos histoires.Et le grand bleu...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Eh oui, le temps est le seul contre lequel on n'a aucune prise... Merci de ton passage !

      Supprimer
  5. Les mots n'appelaient pas la tristesse, j'ai trouvé. Et pourtant, encore des idées noires... Mais, c'est vrai, il va plongé, mais il n'est pas mort... la vie ne tien parfois qu'à un fil mais elle a la vie dure !
    Tu vas donc nous faire une suite, Amélie ?
    Bon we et bisous de Lyon

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Une suite ? Non, cette fois, je crois que l'histoire se termine là... J'ai envie de laisser Pierre au fond de l'eau. Après tout, il a de l'oxygène, et si le temps ne passe pas au fond de l'eau, il peut sans doute y rester... indéfiniment ? On verra bien !

      Supprimer
  6. Bonsoir,
    Belle écriture, la souffrance du temps qui dépose ses marques, la solitude et sa tristesse, partir dans ce qui est son univers... oubliant le monde de surface.
    Bonne fin de semaine
    @mitié

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Covix ! En lisant ton commentaire, je me dis que mon texte est décidément bien noir... une sorte de fuite ?
      Bon week-end à toi aussi !

      Supprimer
  7. Bonjour Amélie
    Je viens de lire 2 épisodes: drôle d'histoire dans le temps et hors du temps.
    Seul refuge possible le néant ou le non temps?
    Belle journée
    antonio

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Dans le temps, et hors du temps... oui, c'est un peu ça. Merci pour ton passage !

      Supprimer
  8. Drôle de voyage pour une drôle d'histoire à laquelle on se laisse prendre sans pouvoir résister.. Super bien écrit...

    RépondreSupprimer
  9. wow ! Quel aller sans retour palpitant. Sans compter le mystère qui entoure ce vieillissement incontrôlé... Comprendre ce qui se passe l'aiderait peut-être de savoir quoi faire pour stopper le phénomène !!!!
    Coincoins vivants

    RépondreSupprimer
  10. Ton histoire intemporelle est très forte. :D J'adooore ! :D Le départ du personnage sans regret, nous livreras-tu son secret ? :D

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Encore faudrait-il que je le connaisse... ou que j'aie envie de le dévoiler ! :D Contente que ça te plaise en tout cas !

      Supprimer
  11. Waouh ! Quelle fin belle, triste mais aussi mystérieuse... Après tout y-a-t-il un autre monde en dehors de notre "temps" compté ?... J'ai beaucoup aimé cette saga !!! :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Asphodèle ! J'aime bien l'idée qu'une partie du monde sensible nous échappe... Contente que ma petite histoire te plaise ! :)

      Supprimer
  12. Il a vieilli et s'en aperçoit trop tard... Une fin triste mais très bien amenée. Bravo!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un peu triste, oui... mais Pierre reste maître de sa vie ! Merci pour ta visite !

      Supprimer